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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

Michel Vâlsan - Textes du taçawwuf sur le maître et le disciple - La vénération des maîtres spirituels.

Michel Vâlsan - Textes du taçawwuf sur le maître et le disciple - La vénération des maîtres spirituels.
TEXTES DU TAÇAWWUF 
SUR 
LE MAITRE ET LE DISCIPLE

Michel Vâlsan
Études Traditionnelles, 1962

Après le premier texte, de caractère introductif, précédemment publié ici (E.T. de mars-avril et de mai-juin 1962) : Conseil à l'Aspirant de Muhyu-d-Dîn Ibn Arabi, nous présentons dans cette rubrique, du même auteur, un chapitre de ses Futûhât, le 181', qui donne proprement une définition technique et même, en quelque sorte, un « portrait » du maître spirituel, le Cheikh en Islam. Le document est d'une certaine importance ; suffisamment expressif par lui-même, une fois les termes spéciaux rendus, les références implicites précisées et les allusions éclaircies, il contribuera à expliquer une des notions fondamentales du domaine initiatique. Les particularités de la maîtrise islamique telle qu'elle apparaîtra dans le texte du Maître par excellence du Taçawwuf, n'empêcheront pas d'y voir en même temps ce qui est le fond nécessaire de toute maîtrise en quelque tradition que ce soit. Dans ce document, la maîtrise est présentée telle qu'elle est en elle-même et dans toute sa plénitude, et non pas telle qu'elle fonctionne le plus souvent en fait, surtout dans le cadre d'une organisation initiatique, où le Cheikh est, en outre, représenté ordinairement et à différents degrés par des délégués. De plus le Cheikh visible peut être seulement le support extérieur du Cheikh réel dont l'action peut s'exercer par des moyens et dans des conditions qui échappent à tout contrôle extérieur. Toutes ces questions seront traitées à l'occasion d'autres documents que nous présenterons plus tard. A ce texte nous ajoutons deux autres extraits des Futûhât, les chapitres 192 et 193, qui traitent respectivement du hâl et du maqâm initiatiques, deux notions qui reviennent souvent dans les textes du Taçawwuf et qui, dans le chapitre 181 sur « La Vénération des Maîtres », ont une importance spéciale ; de plus, par une convergence très heureuse, certains points effleurés dans ce texte principal se trouvent repris dans les deux autres qui apparaissent ainsi comme de véritables « notes développées du premier.

M. VÂLSAN

LA VÉNÉRATION DES MAITRES SPIRITUELS
Muhyu-d-din Ibn Arabi
Futûhât chap. 181 : Ihtirâmu-ch-Chuyûkh.

Vers :

La vénération des Maîtres n'est que la vénération d'Allah : Observe-la donc comme règle, pour Allah et par Allah ! 
Ceux-ci sont les guides. La Parenté (selon l'esprit avec le (Prophète)) (1) les confirme Dans leur rôle démonstratif avec une fermeté reposant sur Allah. 
Héritiers de tous les Envoyés divins (2), 
Leur propos est toujours selon Allah. 
Dans leur niches, lu les vois, tels les Prophètes, 
Ne demandant d'Allah rien d'autre qu'Allah. 
S'ils font voir quelque hâl (3) qui les détourne 
De la loi sacrée, abandonne-les à Allah, 
Ne les suis pas et ne marche pas sur leurs traces, 
Car ce sont alors des relâchés d'Allah en Allah. 
Tu ne prendras pas comme modèle quelqu'un sur lequel la Loi [n'a plus d'autorité, 
Même s'il apportait des révélations de la part d'Allah.

D'autre part, ayant constaté l'ignorance dans laquelle sont de nos tours les disciples quant aux dignités de leurs maîtres spirituels, nous avons dit encore les vers suivants : On ignore la valeur des Maîtres,

De ceux qui sont Gens de Contemplation et de Science ferme 
On rabaisse par ignorance leurs paroles, Alors qu'elles ont une portée sublime.

Les Maîtres spirituels (ach-Chuyûkh, sing. chaykh) sont les Lieutenants de Dieu (Nuwwâbu-l-Haqq) dans le monde, à l'instar des Envoyés (ar-Rusul. sing. rasûl) sur eux la Paix ! - dans leur temps. Ou plutôt ils sont les Héritiers (al-Warathah, sing. wârith) auxquels a été dévolue la science des Lois sacrées (Ilmu-Charâi’i) de la part des Prophètes (al-Anbiyâ, sing. nabî) - sur eux la Paix ! - sauf qu'ils ne légifèrent pas ; à cet égard ils ont seulement la charge d'assurer le régime de la loi existante dans le domaine général, de même que, dans le domaine spécial de l'Elite spirituelle (al-Khuçuç), ils ont le rôle de veiller sur les cœurs et de sauvegarder les règles particulières de la discipline spirituelle (al-âdâb, sing. adab).

Parmi les Savants par Allah (al-Ulamâu-bi-llah) les Maîtres spirituels occupent une place analogue à celle des médecins parmi les savants en sciences naturelles : le médecin ne connaît la nature (at-tabî’ah) que sous le rapport spécial sous lequel elle régit le corps humain, alors que le savant naturaliste la connait d'une façon générale, même s'il n'est pas médecin. Il se peut aussi qu'un maître réunisse les deux genres do connaissance, mais le propre de la Maîtrise spirituelle (ach-Chaykhûkhah) en fait de science par Allah c'est de connaître en matière humaine les choses suivantes :

— les origines des « motions » (harakât) et leurs suites (4) ;

— la science des « propos survenus dans la conscience » (ilmu-l-khawâtir) tant blâmables que louables, et où est l'endroit par lequel s'introduit l'illusion qui fait qu'un propos blâmable prend les apparences d'un propos louable (5) ;

— les « souffles » (anfâs) et les « regards » (nazhrah), ce qui leur est propre et ce qu'ils recèlent comme bien attirant la faveur d'Allah, ou comme mal encourant sa colère (6) ;

— les « maladies » et les « remèdes » ;

— les « temps » (fastes ou néfastes) et les « âges » (avec leurs caractéristiques) ;

— les « lieux » (convenables ou non) ;

— les aliments, ceux qui favorisent la santé et ceux qui la détruisent ;

— discerner entre une « intuition véritable » (kachf haqîqî) et une « intuition imaginative » (kachf khayâlî), connaître la « théophanie » (at-tajallî-l-ilâhî) (7) ;

— posséder la méthode d'éducation spirituelle (tarbiyah) et pouvoir poursuivre la progression du disciple depuis la condition d' « enfance spirituelle » (tufûlah) et d'adolescence (chabâb) jusqu'à celle de maturité (kuhûlah) ;

— savoir quand il est opportun de cesser de gouverner la nature individuelle (le tempérament) (tabî’ah) du disciple pour régir son intelligence (aql) ;

— comprendre quand le disciple attache foi aux propos mentaux qui lui surviennent subitement (khawâtir) ;

— savoir quels sont les statuts propres de l'âme individuelle (nafs) et quels sont ceux de Satan, et qu'est-ce qui tombe sous le pouvoir de Satan ;

— connaître les « voiles » qui protègent l'homme contre les jets que Satan lance dans son cœur ;

— se rendre compte de ce dont est capable l'âme du disciple alors que celui-ci n'a aucun soupçon au même égard ;

— être en mesure de faire distinguer au disciple, en cas d'« ouverture » dans son intérieur, entre l' « ouverture subtile » (fat’h rûhânî) et l'ouverture divine (fat’h ilâhî) (8) ;

— reconnaître par « flair » (chamm) ceux qui leur conviennent d'entre les hommes de la voie et ceux qui ne leur conviennent pas (9)

— savoir enfin sous quelles « parures » doivent être présentées les âmes des disciples en tant qu' « épousées du Dieu de Vérité » (arâisu-l-Hagq) ; ils sont sous ce rapport comme les coiffeuses qui embellissent les nouvelles mariées (10).

(1) Al-Qurbâ = La Parenté, la Proximité. Cf. Cor. 42, 22.
(2) Les Prophètes antérieurs mentionnés dans le Coran et les hadiths représentent différents aspects de l'Homme Universel et constituent autant de types spirituels permanents, toujours réalisables en formule mohammadienne. La notion d' « héritage » mentionnée dans le texte indique la participation fonctionnelle à ces différents types.
(3) Le terme hâl = « état » est entendu dans les textes du Taçawwuf surtout dans un sens technique d' « état spirituel », survenu de façon providentielle ; il en sera encore question plus loin dans le présent texte. Ces états se traduisent souvent par quelqu'effet extérieur ; ceux des hommes spirituels dont les ahwâl sont manifestes peuvent contrarier les règles de convenance traditionnelle ; en tout cela il s'agit bien entendu d'états d'âme spontanés et qui ne peuvent âtre provoqués de façon délibérée.
(4) Les « motions» spirituelles sont considérées comme la manifestation de certaines réalités latentes, selon des orientations et des finalités cycliques déterminées et significatives. On en aura trouvé incidemment une mention spéciale à propos des impulsions reçues pendant les séances de chants spirituels dans le précédent texte publié dans cette rubrique. (Voir E.T. de mal-juin 1982, Conseil à l'Aspirant. Sur l'empressement vers les Mosquées, pp. 126-127.).
(5) Les khawâtir, notion dont il a déjà été question d'une façon un peu spéciale dans le texte évoqué plus haut (ibid. pp. 128-129), sont définis techniquement comme des propos survenant subitement et de façon non-délibérée dans la conscience : il y en a de quatre genres, d'après leur provenance : seigneurial (rabbânî), angélique (malakî), psychique-subjectif (nafsî) et diabolique (chaytânî).
(6) Il s'agit de propriétés des âmes individuelles manifestées typiquement par les modalités subtiles de souffle et de regard.
(7) Le kachf (ou encore la mukâchafah) désigne une intuition réalisée dans l'ordre des pures significations (fî-l-ma’ânî) et qui est à distinguer du chuhûd (ou muchâhadah), la contemplation, qui se rapporte aux essences ou réalités en soi (fî-dh-dhawât). Le kachf haqîqî est donc un nom de l'intellection véritable ; le kachf khayâlî est une intuition basée sur les formes mentales. Le tajallî ilâhî est bien la connaissance la plus importante car il désigne la manifestation du mystère divin.
(8) Le fath ilâhî est de nature purement métaphysique, alors que le fath rûhânî est de nature subtile ou encore angélique.
(9) Il s'agit de la perception de qualités caractéristiques des êtres par la seule faculté olfactive, comme certains peuvent saisir les mêmes qualités par quelqu'autre faculté, car des concentrations ou des transferts qualitatifs sur l'une ou l'autre des facultés de perception et d'action sont, tout au moins en principe, toujours possibles. Le Cheikh Muhyu-d-Dîn Ibn Arabi raconte ailleurs qu'il a eu à s'entretenir ainsi quelques fois par la seule modalité des « haleines » (rawâih), ou encore par la seule faculté visuelle (nazhar), et ceci sans aucun signe conventionnel.
(10) Par « parures », expression technique, le cheikh Muhyu-d-Dîn désigne les « vertus de la Servitude ».

Ils sont ainsi les gentilshommes de Dieu, connaissant les règles de la courtoisie devant la Présence Divine et ce qui Lui est dû comme égards. En somme, pour résumer le contenu de la maîtrise spirituelle, le « maître » est celui qui réunit tout ce dont a besoin le disciple engagé sur la voie (al-murîd as-sâlik) pendant son éducation (tarbiyah), sa marche initiatique (sulûk) et son processus de dévoilement intuitif (kachf), jusqu'à ce que celui-ci devienne lui-même capable d'assumer le rôle de maître spirituel. Cela comprend aussi tout ce que réclame l'état du disciple lorsque la pensée (khâtir) de celui-ci ou son cœur (qalb) sont atteints de la maladie d'un doute dans lequel il n'arrive pas à distinguer le bon côté du mauvais, comme il arriva à Sahl (at-Tustarî) à propos de la « prosternation du Cœur » (sujûdu-l-qalb) (11) ou encore à notre propre maître (Abû-l-Abbas al-Uryanî) lorsqu’il lui fut dit : « Tu es Jésus fils de Marie ! » (12) : dans de tels cas le maître porte le remède qui convient. Il en est de même lorsqu’est éprouvé prouvé celui qui « sort » pour « écouter » Dieu de l'extérieur, chose différente donc que de l'entendre de son âme, et qu'ainsi il peut s'entendre dire « de la part de Dieu » d'accomplir quelque chose d'illicite ou de s'abstenir de quelque chose de nécessaire. Dans de tels cas le maitre connaissant intervient pour délivrer le disciple afin que la « langue du péché » (lisânu-dhanb) ne formule pas d'accusation à son égard, alors que le maqâm qu'il occupe est parfaitement valable (13).

Les maîtres sont donc les médecins de la Religion d'Allah, et s'il leur manquait quelque chose dont ils ont besoin pour exercer la fonction éducative (tarbiyah), il ne leur serait pas permis de s'assoir sur le siège de la maîtrise, car ils pourraient alors nuire plus qu'ils ne seraient utiles, et produiraient des troubles, comme il arrive de la part de médicastres qui endommagent le valide et tuent le malade. Par contre, lorsqu'un maître correspond à la définition, il s'agit bien d'un chaykh de la Voie d'Allah, et tout murîd doit l'honorer, le servir et observer rigoureusement ses prescriptions, sans lui cacher de son cas rien de ce qu'il sait connu d'Allah. Il sera à son service tant qu'il lui portera respect : et s'il lui arrivait que son cœur perde ce sentiment, il ne devra plus rester avec lui une seule heure, car il n'en tirerait aucun profit, mais au contraire se ferait du mal : en effet la compagnie (çuhbah) ne porte profit que s'il y a en même temps considération respectueuse (hurmah). Lorsque son cœur recouvrera ce sentiment, qu'il rentre au service du maitre car alors il en retrouvera profit.

(11) La « prosternation du Cœur » est un maqâm initiatique très rarement connu, même par les grands hommes spirituels. Sahl, lorsque la chose lui arriva, resta une longue époque dans l'incertitude quant à la signification et la durée de l'événement, et il ne trouvait personne pour l'éclairer là-dessus. Il voyagea à ce sujet de différents côtés, et seulement après beaucoup de recherche il trouva à Abadan un maitre qui l'édifia, en lui précisant que le fait était « définitif pour ce monde et pour l'autre ».
(12) C'est le premier maitre de notre auteur et un des plus grands. Il est mentionné dans la catégorie des aïssawiyûn c'est-à-dire de ceux dont le modèle initiatique est celui d'Aïssa ibn Maryam (Jésus fils de Marie). L'événement mentionné dans le texte a dû se produire à un moment de la maturité si non même de la vieillesse d'Abû-l-Abbas car Muhyu-d-Dîn précise ailleurs que ce maitre avait accédé à cette catégorie spirituelle dans la dernière phase de sa vie, alors que lui-même avait au contraire commencé sa carrière spirituelle par ce même type aïssawî, pour passer ensuite aux autres types mussâwî (moïsiaque), etc. Ce que nous disons dans cette note est en rapport avec ce que nous disions dans une note précédente des différents types spirituels constitués par les Prophètes antérieurs.
(13) Nous ne pouvons insister ici sur le manzîl (demeure ou étape initiatique) dont il s'agit, et nous dirons seulement que la situation, très dangereuse, à laquelle il est fait allusion représente ce qu'on pourrait appeler un « conflit de lois » et qui peut se produire à la suite d'une sorte de « pacte spécial » fait par te sâlik, et qui n'est pas Insoluble dans le fond.

Mais les maitres peuvent se trouver dans deux conditions différentes (‘alâ hâlayn) :

1°) Il y a tout d'abord ceux qui, connaisseurs du Livre et de le Sunna, les professent extérieurement et les réalisent intérieurement, en respectant les limites établies par Allah, en s'acquittant du pacte fait avec Lui et en appliquant les prescriptions de la Loi, sans recourir à des interprétations pour en arriver à accepter ce qui est douteux, et ayant par ailleurs le souci de ne pas négliger quelque devoir, se tenant à l'écart des gens troubles, animés de sollicitude pour la communauté, n'allant pas jusqu'à détester les désobéissants, cependant « aimant ce qu'aime Allah et haïssant ce que hait Allah » (hadith), « ne craignant pas d'être blâmés par les créatures » (Cor. 5, 54) quand il s'agit des choses d'Allah, « recommandant le bien et défendant le mal » - le mal reconnu comme tel par tous - « et s'empressant de faire de bonnes œuvres » (Cor. 3, 114), « pardonnant aux hommes » (Cor 3 134), « respectant le grand, ayant pitié du petit » (hadith), « écartant les obstacles de la Voie » (hadith) - la voie de Dieu aussi bien que la voie des hommes, exhortant au bien dans le sens de ce qui est chaque fois le plus nécessaire, rendant à chacun son dû, bons avec leurs frères ou plutôt avec tous les hommes, ne limitant pas leur générosité à leurs seules connaissances, mais la rendant absolue ; enfin considérant le grand comme leur père, le semblable comme leur frère et égal, le petit comme fils, et toutes les créatures comme famille à leur charge.

Ces maîtres, se voyant être obéissants à Allah, voient aussi que c'est Dieu même qui assure la réussite de leurs efforts d'obéissance ; et s'ils transgressent, ils s'empressent au repentir et à la pudeur devant Allah : ils blâment leurs âmes de leurs fautes sans jeter la responsabilité sur le Décret et la Prédestination divines, car cela serait une inconvenance majeure à l'égard d'Allah. Calmes et doux, pleins d'amabilité, « miséricordieux entre eux, tu les vois s'inclinant et se prosternant » (Cor. 48. 28) dans leur avis, par charité pour les serviteurs d'Allah. Comme des gens qui pleurent, la tristesse remporte chez eux sur la joie en raison de ce que comporte la condition d'être chargé d'obligations (taklîf).

Tels sont ceux qu'on prend comme modèle, et qu'on doit révérer : « quand on les voit, on se rappelle Allah ! » (14).

(14) Termes empruntés au hadith prophétique suivant : « Les Saints d'Allah (Awliyâu-llâh) sont ceux qui lorsqu'on les voit, on se rappelle Allah ».

2°) Une autre sorte de maitres sont ceux qui sont caractérisés par des « états » (ahwâl sing. hâl) qui leur valent des écarts et qui ne jouissent pas d'un comportement aussi équilibré. Ceux-ci on les laisse à leurs « états » et on ne reste pas en leur compagnie. Même s'ils accomplissent des prodiges, on ne s'en remet pas à leur aide tant qu'ils sont irrévérencieux envers la Loi ; car nous n'avons pas d'autre voie vers Dieu que celle qu'Il nous a tracée Lui-même : si quelqu'un prétend qu'il y a vers Dieu une autre voie que celle qu'Il a Lui-même instituée, sa parole est vaine (zûr). On ne prend pas comme modèle un cheikh qui manque de convenance même s'il était sincère dans « son état », et cependant on le respecte.

Sache aussi que le respect de Dieu est dans le respect du maître, et l'insoumission à Dieu est dans l'insoumission au maître. Les maîtres sont les chambellans de la Vérité divine (Hujjâbu-l-Haqq) qui veillent sur les états des cœurs des disciples : par conséquent celui qui est dans la compagnie d'un maitre digne d'être suivi et ne le vénère pas, son châtiment sera la perte de la Vérité divine dans son cœur et la négligence au sujet d'Allah. C'est une inconvenance majeure que de se mêler à sa parole et le gêner dans sa dignité ; la Vérité se trouve seulement avec les gens polis, et la porte est fermée â ceux qui manquent de convenance. Il n'y a pas de plus grande disgrâce pour le disciple que de ne pas savoir vénérer les maitres. Quelqu'un des hommes d'Allah a dit au sujet de la réunion avec eux : « celui qui est assis en leur compagnie et les contredit en quelque chose qu'ils ont réalisé par leurs propres états, Allah lut enlève de son cœur la lumière de la foi ». Siéger avec eux est donc une chose très grave et celui qui leur tient compagnie est en danger.

Il y a cependant divergence parmi nos gens au sujet du disciple dans ses rapports avec un autre cheikh que le sien : son attitude envers celui-ci, sous le rapport de la Vérité (min jânibi-l-Haqq), doit-elle être pareille à celle qu'il a envers son cheikh ou non ? Tous disent qu'il est, sans aucune discussion, tenu à le considérer avec vénération : sur ce point il y a unanimité. Mais ensuite les opinions diffèrent : certains d'entre eux disent qu'il doit se comporter avec ce maître comme avec le sien ; d'autres font une distinction et disent que son comportement sera le même, seulement après qu'il aura su qu'il s'agit d'un cheikh qu'on peut suivre dans la voie, et s'il ne sait pas une telle chose, il s'abstiendra. Cette conception a son fondement. L'autre façon de voir (celle qui consiste à considérer tout maître à titre égal comme le sien) a, de son côté, sa justification dans ce qui arriva lorsque le Prophète - qu'Allah prie sur lui et le salue - eut à répondre à la femme qui s'était adressée à lui sans savoir qu'il était l'Envoyé d'Allah, et qu'il lui dit : « Dans le malheur la patience est le meilleur ! » (ce qui valut donc le conseil par excellence à cette femme, malgré qu'elle se fût adressée à lui comme à un autre homme). Le disciple ne saurait chercher que la Vérité : quand il voit apparaître, où que ce soit, ce qu'il cherche, il le reconnaît et le prend ; ceci s'explique par le fait que les Hommes spirituels (ar-Rijâl) sont connus au moyen de la Vérité (al-Haqq), et ce n'est pas la Vérité qui est connue au moyen des Hommes spirituels.

Mais le principe en cette matière est que, de même que le monde ne saurait subsister entre deux Dieux, ni le sujet légal entre deux Envoyés divins apportant deux Lois différentes, ni l'épouse entre deux maris, de même le disciple ne pourra se tenir entre deux Maîtres, quand il s'agit d'éducation spirituelle (tarbîyah) ; mais s'il s'agit de simple compagnie (çuhbah) sans direction éducative, il n'y a pas d'inconvénient a se trouver dans la compagnie de tous les maîtres possibles, car il ne s'agit pas de se trouver sous leur autorité. Cette compagnie s'appelle « compagnie de bénédiction » (çuhbatu-l-barakah), qui, évidemment, ne suffit pas pour faire un homme dans la voie d'Allah. Il reste que la vénération des maîtres est le principe de toute prospérité.

[Ibn ‘Arabî, La vénération des maîtres spirituels, Futûhât chap. 181 : Ihtirâmu-ch-Chuyûkh, présenté, traduit et annoté par Michel Vâlsan dans Études Traditionnelles, Juil.-Août et Sept.-Oct.  1962 (n° 372-373)].

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