Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
esprit-universel.overblog.com

La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon – Les points de vue de la doctrine

René Guénon – Les points de vue de la doctrine

Les indications qui précèdent permettent de comprendre la coexistence, dans l’unité essentielle d’une même doctrine traditionnelle, d’une multiplicité de points de vue qui n’affecte en rien cette unité. D’ailleurs en toutes choses, chacun apporte évidemment dans sa compréhension une sorte de perspective qui lui est propre, et, par suite, on pourrait dire qu’il y a autant de façons de comprendre plus ou moins différentes qu’il y a d’individus ; mais cela n’est vrai qu’au point de départ, car, dès lors qu’on s’élève au-dessus du domaine individuel, toutes ces différences, qui n’entraînent aucune incompatibilité, disparaissent nécessairement. En outre de la différence qui est ainsi inhérente à la nature particulière des divers êtres humains, chacun peut encore, d’autre part, se placer à plusieurs points de vue pour étudier la doctrine sous tel ou tel aspect plus ou moins nettement défini, et qui pourra d’ailleurs l’être d’autant plus nettement qu’il sera plus particularisé, c’est-à-dire plus éloigné, dans l’ordre descendant des applications, de l’universalité principielle. La totalité des points de vue possibles et légitimes est toujours contenue, en principe et synthétiquement, dans la doctrine elle-même, et ce que nous avons déjà dit sur la pluralité des sens qu’offre un texte traditionnel suffit à montrer de quelle façon elle peut s’y trouver ; il n’y aura donc jamais qu’à développer rigoureusement, suivant ces divers points de vue, l’interprétation de la doctrine fondamentale.

C’est là, très exactement, ce qui a lieu dans l’Inde, et c’est ce qu’exprime le mot sanskrit darshana, qui ne signifie proprement rien d’autre que « vue » ou « point de vue », car la racine verbale drish, dont il est dérivé, a comme sens principal celui de « voir ». Les darshanas sont donc bien les points de vue de la doctrine, et ce ne sont point, comme se l’imaginent la plupart des orientalistes, des « systèmes philosophiques » se faisant concurrence et s’opposant les uns aux autres ; dans toute la mesure où ces « vues » sont strictement orthodoxes, elles ne sauraient naturellement entrer en conflit ou en contradiction. Nous avons montré que toute conception systématique, fruit de l’individualisme intellectuel cher aux Occidentaux modernes, est la négation de la métaphysique, qui constitue l’essence même de la doctrine ; nous avons dit aussi quelle est la distinction profonde de la pensée métaphysique et de la pensée philosophique, cette dernière n’étant qu’un mode spécial, propre à l’Occident, et qui ne saurait valablement s’appliquer à la connaissance d’une doctrine traditionnelle qui s’est maintenue dans sa pureté et son intégralité. Il n’y a donc pas de « philosophie hindoue », non plus que de « philosophie chinoise » pour peu qu’on veuille garder à ce mot de « philosophie » une signification un peu nette, signification qui se trouve déterminée par la ligne de pensée qui procède des Grecs ; et du reste, à considérer surtout ce qu’est devenue la philosophie dans les temps modernes, il faut avouer que l’absence de ce mode de pensée dans une civilisation n’a rien de particulièrement regrettable. Mais les orientalistes ne veulent voir dans les darshanas que de la philosophie et des systèmes, auxquels ils prétendent d’ailleurs imposer les étiquettes occidentales : tout cela parce qu’ils sont incapables de sortir des cadres « classiques », et parce qu’ils ignorent entièrement les différences les plus caractéristiques de la mentalité orientale et de la mentalité occidentale. Leur attitude, sous le rapport dont il s’agit, est tout à fait comparable à celle d’un homme qui, ne connaissant rien de la civilisation européenne actuelle, et ayant eu par hasard entre les mains les programmes d’enseignement d’une Université, en tirerait cette singulière conclusion, que les savants de l’Europe sont partagés en plusieurs écoles rivales, dont chacune a son système philosophique particulier, et dont les principales sont celles des mathématiciens, des physiciens, des chimistes, des biologistes, des logiciens et des psychologues ; cette méprise serait assurément fort ridicule, mais elle ne le serait pourtant guère plus que la conception courante des orientalistes, et ceux-ci ne devraient pas même avoir l’excuse de l’ignorance, ou plutôt c’est leur ignorance même qui est inexcusable. Si invraisemblable que cela paraisse, il n’est que trop certain que les questions de principe, qu’ils semblent écarter de parti pris, ne se sont jamais présentées à leur esprit, trop étroitement spécialisé d’ailleurs pour pouvoir encore les comprendre et en apprécier la portée ; c’est là un cas étrange de « myopie intellectuelle » au dernier degré, et l’on peut être bien sûr que, avec de pareilles dispositions, ils ne parviendront jamais à pénétrer le sens véritable du moindre fragment de l’une quelconque de ces doctrines orientales qu’ils se sont donné la mission d’interpréter à leur façon, en conformité avec leurs points de vue tout occidentaux. Pour en revenir à la vraie compréhension des choses, les points de vue sous lesquels la doctrine peut être envisagée sont évidemment susceptibles d’être plus ou moins multipliés ; mais, d’autre part, tous ne sont pas également irréductibles, et il en est qui sont en quelque sorte plus fondamentaux, auxquels les autres peuvent être subordonnés. On pourra donc toujours grouper les points de vue secondaires autour des points de vue principaux, et ce sont alors ces derniers seuls que l’on se bornera à considérer séparément, comme autant de branches de l’étude de la doctrine, les autres n’y donnant lieu qu’à de simples subdivisions, qu’il n’est d’ailleurs pas même nécessaire de préciser dans la plupart des cas. Ce sont les grandes divisions, les branches principales, qui sont proprement les darshanas, dans le sens que ce mot a pris habituellement, et, suivant la classification qui est généralement admise dans l’Inde, on en distingue six qu’il faut avoir soin de ne pas confondre, parce que leur nombre est le même, avec ce qu’on appelle les six Vêdângas.

Le mot Vêdânga signifie littéralement « membre du Vêda » ; cette désignation est appliquée à certaines sciences auxiliaires du Vêda, parce qu’on les compare aux membres corporels au moyen desquels un être agit extérieurement ; les traités fondamentaux qui se rapportent à ces sciences, dont nous allons donner l’énumération font partie de la smriti, et, en raison de leur rapport direct avec le Vêda, ils y occupent même la première place. La Shiksâ est la science de l’articulation correcte et de la prononciation exacte, impliquant, avec les lois de l’euphonie qui sont plus importantes et plus développées en sanskrit qu’en aucune autre langue, la connaissance de la valeur symbolique des lettres ; dans les langues traditionnelles, en effet, l’usage de l’écriture phonétique n’est nullement exclusif du maintien d’une signification idéographique, dont l’hébreu et l’arabe offrent également l’exemple. Le Chhandas est la science de la prosodie, qui détermine l’application des différents mètres en correspondance avec les modalités vibratoires de l’ordre cosmique qu’ils doivent exprimer, et qui en fait ainsi tout autre chose que des formes « poétiques » au sens simplement littéraire de ce mot ; d’ailleurs, la connaissance profonde du rythme et de ses rapports cosmiques, d’où dérive son emploi pour certains modes préparatoires de la réalisation métaphysique, est commune à toutes les civilisations orientales, mais, par contre, totalement étrangère aux Occidentaux. Le vyâkarana est la grammaire, mais qui, au lieu de se présenter comme un simple ensemble de règles paraissant plus ou moins arbitraires parce qu’on en ignore les raisons, ainsi que cela se produit d’ordinaire dans les langues occidentales, se base au contraire sur des conceptions et des classifications qui sont toujours en rapport étroit avec la signification logique du langage. Le nirukta est l’explication des termes importants ou difficiles qui se rencontrent dans les textes vêdiques ; cette explication ne repose pas seulement sur l’étymologie, mais aussi, le plus souvent, sur la valeur symbolique des lettres et des syllabes qui entrent dans la composition des mots ; de là proviennent d’innombrables erreurs de la part des orientalistes, qui ne peuvent comprendre ni même concevoir ce dernier mode d’explication, absolument propre aux langues traditionnelles, et très analogue à celui qui se rencontre dans la Qabbalah hébraïque, et qui, par suite, ne veulent et ne peuvent voir que des étymologies fantaisistes, ou même de vulgaires « jeux de mots », dans ce qui est naturellement tout autre chose en réalité. Le jyotisha est l’astronomie, ou, plus exactement, il est à la fois l’astronomie et l’astrologie, qui ne sont jamais séparées dans l’Inde, pas plus qu’elles ne le furent chez aucun peuple ancien, même chez les Grecs, qui se servaient indifféremment de ces deux mots pour désigner une seule et même chose ; la distinction de l’astronomie et de l’astrologie est toute moderne, et il faut d’ailleurs ajouter que la véritable astrologie traditionnelle, telle qu’elle s’est conservée en Orient, n’a presque rien de commun avec les spéculations « divinatoires » que certains cherchent à constituer sous le même nom dans l’Europe contemporaine. Enfin, le kalpa, mot qui a du reste beaucoup d’autres sens, est ici l’ensemble des prescriptions qui se rapportent à l’accomplissement des rites, et dont la connaissance est indispensable pour que ceux-ci aient leur pleine efficacité ; dans les sûtras qui les expriment, ces prescriptions sont condensées en des formules d’apparence assez semblable à celle de formules algébriques, au moyen d’une notation symbolique particulière.

En outre des Vêdângas, il faut encore mentionner les Upavêdas, mot qui désigne des connaissances d’ordre inférieur, mais reposant néanmoins sur une base strictement traditionnelle ; l’ordre auquel ses connaissances se réfèrent est celui des applications pratiques. Il y a quatre Upavêdas, qui sont rattachés aux quatre Vêdas comme y trouvant leurs principes respectifs : Ayur-Vêda est la médecine, rapportée ainsi au Rig-Vêda ; Dhanur-Vêda, la science militaire rapportée au Yajur-Vêda ; Gândharva-Vêda, la musique, rapportée au Sâma-Vêda ; Sthâpatya-Vêda, la mécanique et l’architecture, rapportées à l’Atharva-Vêda. Ce sont là, suivant les conceptions occidentales, des arts plutôt que des sciences proprement dites ; mais le principe traditionnel qui leur est donné ici leur confère un caractère quelque peu différent. Bien entendu, ces énumérations des Vêdângas et des Upavêdas n’excluent aucunement les autres sciences, qui n’y sont pas comprises, mais dont certaines tout au moins furent également cultivées dans l’Inde dès les temps anciens ; on sait que les mathématiques notamment, comprenant, sous le nom général de « ganita », pâtî-ganita ou vyakta-ganita, l’arithmétique, bîja-ganita, l’algèbre, et rêkhâ-ganita, la géométrie, y reçurent, surtout dans les deux premières de ces trois branches, un remarquable développement, dont l’Europe, par l’intermédiaire des Arabes, devait bénéficier plus tard. Ayant ainsi donné une idée succincte de l’ensemble des connaissances traditionnelles de l’Inde, qui, d’ailleurs, constituent toutes comme des aspects secondaires de la doctrine, nous reviendrons maintenant aux darshanas, qui doivent être regardés aussi comme faisant partie intégrante de ce même ensemble, faute de quoi on n’y comprendra jamais rien. En effet, il ne faut pas oublier que, dans l’Inde aussi bien qu’en Chine, une de plus graves injures que l’on puisse faire à un penseur serait de vanter la nouveauté et l’originalité de ses conceptions, caractère qui, dans des civilisations essentiellement traditionnelles, suffirait à leur enlever toute portée effective. Sans doute, il a pu se former, parmi ceux qui se sont attachés spécialement à l’étude de l’un ou de l’autre des darshanas, des écoles se distinguant entre elles par quelques interprétations particulières, mais ces divergences n’ont jamais pu aller bien loin sans sortir des limites de l’orthodoxie ; ne portant le plus souvent que sur des points secondaires, elles sont plus apparentes que réelles au fond, et sont plutôt des différences d’expression, d’ailleurs utiles pour s’adapter à des compréhensions diverses. De plus, il est bien évident qu’un « point de vue » n’a jamais été la propriété exclusive d’une école quelconque, encore que, si l’on se contente de l’envisager superficiellement au lieu de chercher à en saisir l’essence, il puisse quelquefois paraître s’identifier avec la conception de l’école qui l’a principalement développé ; la confusion sur ce point est encore de celles qui sont naturelles aux Occidentaux, habitués à rapporter à des individualités, comme de véritables « inventions », toutes les conceptions qui leur sont familières c’est là un des postulats au moins implicites de leur « méthode historique », et, de nos jours, le point de vue religieux lui-même n’échappe pas aux conséquences de cette tournure d’esprit spéciale, qui déploie à son égard toutes les ressources de cette exégèse antitraditionnelle à laquelle nous avons déjà fait allusion.

Les six darshanas sont le Nyâya et le Vaishêshika, le Sânkya et le Yoga, la Mîmânsâ et le Vêdânta ; on les énumère habituellement dans cet ordre et par couples, afin de marquer leurs affinités ; quant à vouloir assigner un ordre de succession chronologique à leur développement, c’est là une question vaine et sans intérêt réel, pour les raisons que nous avons déjà exposées, dès lors qu’il s’agit de points de vue qui, dès l’origine, étaient implicitement contenus en parfaite simultanéité dans la doctrine primordiale. On peut dire, pour les caractériser sommairement, que les deux premiers de ces points de vue sont analytiques, tandis que les quatre autres sont synthétiques ; d’autre part, les deux derniers se distinguent des autres en ce qu’ils sont, d’une façon directe et immédiate, des interprétations du Vêda lui-même, dont tout le reste n’est dérivé que plus lointainement ; aussi les opinions hétérodoxes, même partiellement, n’y ont-elles aucune prise, tandis qu’il a pu s’en produire quelques-unes dans les écoles consacrées à l’étude des quatre premiers darshanas. Comme des définitions trop brèves seraient forcément incomplètes, peu intelligibles, et par suite peu utiles, nous avons jugé préférable de réserver un chapitre particulier aux indications générales concernant chaque darshana, d’autant plus que le sujet est assez important, à l’égard du but que nous nous proposons ici, pour mériter d’être traité avec quelque étendue.

[René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. Deuxième partie – Les modes généraux de la pensée orientale. Chapitre VIII – Les points de vue de la doctrine]

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article