Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
esprit-universel.overblog.com

La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon – Les interprétations occidentales des doctrines hindoues

René Guénon – Les interprétations occidentales des doctrines hindoues

Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues
Quatrième partie : les interprétations occidentales

Chapitre premier – L’orientalisme officiel
Chapitre II – La science des religions
Chapitre III – Le théosophisme
Chapitre IV – Le Vêdânta occidentalisé
Chapitre V – Dernières observations

Chapitre premier – L’orientalisme officiel

De l’orientalisme officiel, nous ne dirons ici que peu de chose, parce que nous avons déjà, à maintes reprises, signalé l’insuffisance de ses méthodes et la fausseté de ses conclusions : si nous l’avons eu ainsi presque constamment en vue, alors que nous ne nous préoccupions guère des autres interprétations occidentales, c’est qu’il se présente du moins avec une apparence de sérieux que celles-ci n’ont point, ce qui nous oblige à faire une différence qui est à son avantage. Nous n’entendons nullement contester la bonne foi des orientalistes, qui est généralement hors de doute, non plus que la réalité de leur érudition spéciale ; ce que nous contestons, c’est leur compétence pour tout ce qui dépasse le domaine de la simple érudition. Il faut d’ailleurs rendre hommage à la modestie très louable avec laquelle quelques uns d’entre eux, ayant conscience des limites de leur compétence vraie, refusent de se livrer à un travail d’interprétation des doctrines ; mais, malheureusement, ceux-là ne sont qu’une minorité, et le grand nombre est constitué par ceux qui, prenant l’érudition pour une fin en elle-même, ainsi que nous le disions au début, croient très sincèrement que leurs études linguistiques et historiques leur donnent le droit de parler de toutes sortes de choses. C’est envers ces derniers que nous pensons qu’on ne saurait être trop sévère, quant aux méthodes qu’ils emploient et aux résultats qu’ils obtiennent, et tout en respectant, bien entendu, les individualités qui peuvent le mériter à tous égards, étant fort peu responsables de leur parti pris et de leurs illusions. L’exclusivisme est une conséquence naturelle de l’étroitesse de vues, de ce que nous avons appelé la « myopie intellectuelle », et ce défaut mental ne paraît pas plus guérissable que la myopie physique ; d’ailleurs, c’est comme celle-ci, une déformation produite par l’effet de certaines habitudes qui y conduisent insensiblement et sans qu’on s’en aperçoive, encore qu’il faille sans doute y être prédisposé. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’hostilité dont la généralité des orientalistes font preuve à l’égard de ceux qui ne se soumettent pas à leurs méthodes et qui n’adoptent pas leurs conclusions ; ce n’est là qu’un cas particulier des conséquences qu’entraîne normalement l’abus de la spécialisation, et une des innombrables manifestations de cet esprit « scientiste » qu’on prend trop facilement pour le véritable esprit scientifique. Seulement, malgré toutes les excuses que l’on peut ainsi trouver à l’attitude des orientalistes, il n’en reste pas moins que les quelques résultats valables auxquels leurs travaux ont pu aboutir, à ce point de vue spécial de l’érudition qui est le leur, sont bien loin de compenser le tort qu’ils peuvent faire à l’intellectualité générale, en obstruant toutes les autres voies, qui pourraient mener beaucoup plus loin ceux qui seraient capables de les suivre : étant donnés les préjugés de l’Occident moderne, il suffit, pour détourner de ces voies presque tous ceux qui seraient tentés de s’y engager, de déclarer solennellement que cela « n’est pas scientifique » parce que cela n’est pas conforme aux méthodes et aux théories acceptées et enseignées officiellement dans les Universités. Quand il s’agit de se défendre contre un danger quelconque, on ne perd généralement pas son temps à rechercher des responsabilités ; si donc certaines opinions sont dangereuses intellectuellement, et nous pensons que c’est le cas ici, on devra s’efforcer de les détruire sans se préoccuper de ceux qui les ont émises ou qui les défendent, et dont l’honorabilité n’est nullement en cause. Les considérations de personnes, qui sont bien peu de chose en regard des idées, ne sauraient légitimement empêcher de combattre les théories qui font obstacle à certaines réalisations ; d’ailleurs, comme ces réalisations, sur lesquelles nous reviendrons dans notre conclusion, ne sont point immédiatement possibles, et que tout souci de propagande nous est interdit, le moyen le plus efficace de combattre les théories en question n’est pas de discuter indéfiniment sur le terrain où elles se placent, mais de faire apparaître les raisons de leur fausseté tout en rétablissant la vérité pure et simple, qui seule importe essentiellement à ceux qui peuvent la comprendre.

Là est la grande différence, sur laquelle il n’y a pas d’accord possible avec les spécialistes de l’érudition : quand nous parlons de vérité, nous n’entendons pas simplement par là une vérité de fait, qui a sans doute son importance, mais secondaire et contingente ; ce qui nous intéresse dans une doctrine, c’est la vérité, au sens absolu du mot, de ce qui y est exprimé. Au contraire, ceux qui se placent au point de vue de l’érudition ne se préoccupent aucunement de la vérité des idées ; au fond, ils ne savent pas ce que c’est, ni même si cela existe, et ils ne se le demandent point ; la vérité n’est rien pour eux, à part le cas très spécial où il s’agit exclusivement de vérité historique. La même tendance s’affirme pareillement chez les historiens de la philosophie : ce qui les intéresse, ce n’est point de savoir si telle idée est vraie ou fausse, ou dans quelle mesure elle l’est ; c’est uniquement de savoir qui a émis cette idée, dans quels termes il l’a formulée, à quelle date et dans quelles circonstances accessoires il l’a fait ; et cette histoire de la philosophie, qui ne voit rien en dehors des textes et des détails biographiques, prétend se substituer à la philosophie elle-même, qui achève ainsi de perdre le peu de valeur intellectuelle qui avait pu lui rester dans les temps modernes. D’ailleurs, il va de soi qu’une telle attitude est aussi défavorable que possible pour comprendre une doctrine quelconque : ne s’appliquant qu’à la lettre, elle ne peut pénétrer l’esprit, et ainsi le but même qu’elle se propose lui échappe fatalement ; l’incompréhension ne peut donner naissance qu’à des interprétations fantaisistes et arbitraires, c’est-à-dire à de véritables erreurs, même s’il ne s’agit que d’exactitude historique. C’est là ce qui arrive, dans une plus large mesure que partout ailleurs, pour l’orientalisme, qui a affaire à des conceptions totalement étrangères à la mentalité de ceux qui s’en occupent ; c’est la faillite de la soi-disant « méthode historique », même sous le rapport de la simple vérité historique, dont la recherche est sa raison d’être, comme l’indique la dénomination qu’on lui a donnée. Ceux qui emploient cette méthode ont le double tort, d’une part, de ne pas se rendre compte des hypothèses plus ou moins hasardeuses qu’elle implique et qui peuvent se ramener principalement à l’hypothèse « évolutionniste », et, d’autre part, de s’illusionner sur sa portée, en la croyant applicable à tout ; nous avons dit pourquoi elle n’est nullement applicable au domaine métaphysique, d’où est exclue toute idée d’évolution. Aux yeux des partisans de cette méthode, la première condition pour pouvoir étudier les doctrines métaphysiques est évidemment de ne pas être métaphysicien ; de même, ceux qui l’appliquent à la « science des religions » prétendent plus ou moins ouvertement qu’on est disqualifié pour cette étude par le seul fait d’appartenir à une religion quelconque : autant proclamer la compétence exclusive, dans n’importe quelle branche, de ceux qui n’en ont qu’une connaissance extérieure et superficielle, celle-là même que l’érudition suffit à donner, et c’est sans doute pourquoi, en fait de doctrines orientales l’avis des Orientaux est réputé nul et non avenu. Il y a là, avant tout, une crainte instinctive de tout ce qui dépasse l’érudition et risque de faire voir combien elle est médiocre et puérile au fond ; mais cette crainte se renforce de son accord avec l’intérêt, beaucoup plus conscient, qui s’attache au maintien de ce monopole de fait qu’ont établi à leur profit les représentants de la science officielle dans tous les ordres, et les orientalistes peut-être plus complètement encore que les autres. La volonté bien arrêtée de ne pas tolérer ce qui pourrait être dangereux pour les opinions admises, et de chercher à le discréditer par tous les moyens, trouve du reste sa justification dans les préjugés mêmes qui aveuglent ces gens à vues étroites, et qui les poussent à dénier toute valeur à ce qui ne sort pas de leur école ; ici encore, nous n’incriminons donc point leur bonne foi, mais nous constatons simplement l’effet d’une tendance bien humaine, par laquelle on est d’autant mieux persuadé d’une chose qu’on y a un intérêt quelconque.

Chapitre II – La science des religions

Il est à propos de dire ici quelques mots concernant ce qu’on appelle la « science des religions », car ce dont il s’agit doit précisément son origine aux études indianistes ; ceci fait voir immédiatement que le mot de « religion » n’y est pas pris dans le sens exact que nous lui avons reconnu. En effet Burnouf, qui semble être le premier à avoir donné sa dénomination à cette science, ou soi-disant telle, néglige de faire figurer la morale parmi les éléments constitutifs de la religion, qu’il réduit ainsi à deux : la doctrine et le rite ; c’est ce qui lui permet d’y faire rentrer des choses qui ne se rattachent nullement au point de vue religieux, car il reconnaît du moins avec raison qu’il n’y a point de morale dans le Vêda. Telle est la confusion fondamentale qui se trouve au point de départ de la « science des religions », qui prétend réunir sous ce même nom toutes les doctrines traditionnelles, de quelque nature qu’elles soient en réalité ; mais bien d’autres confusions sont encore venues s’ajouter à celles-là, surtout depuis que l’érudition la plus récente a introduit dans ce domaine son redoutable appareil d’exégèse, de « critique des textes » et d’« hypercritique », plus propre à impressionner les naïfs qu’à conduire à des conclusions sérieuses.

La prétendue « science des religions » repose tout entière sur quelques postulats qui sont autant d’idées préconçues : ainsi, il est admis que toute doctrine a dû commencer par le « naturalisme », dans lequel nous ne voyons au contraire qu’une déviation qui, partout où elle se produisit, fut en opposition avec les traditions primordiales et régulières ; et, à force de torturer des textes qu’on ne comprend pas, on finit bien toujours par en faire sortir quelque interprétation conforme à cet esprit « naturaliste ». C’est ainsi que fut élaborée toute la théorie des « mythes », et notamment celle du « mythe solaire », le plus fameux de tous, dont un des principaux propagateurs fut Max Müller, que nous avons déjà eu l’occasion de citer à plusieurs reprises parce qu’il est très représentatif de la mentalité des orientalistes. Cette théorie du « mythe solaire » n’est pas autre chose que la théorie astromythologique émise et soutenue en France, vers la fin du XVIIIe siècle, par Dupuis et Volney (1). On sait l’application qui fut faite de cette conception au Christianisme comme à toutes les autres doctrines, et nous avons déjà signalé la confusion qu’elle implique essentiellement : dès qu’on remarque dans le symbolisme une correspondance avec certains phénomènes astronomiques, on s’empresse d’en conclure qu’il n’y a là qu’une représentation de ces phénomènes, alors qu’eux-mêmes, en réalité, sont des symboles de quelque chose qui est d’un tout autre ordre, et que la correspondance constatée n’est qu’une application de l’analogie qui relie harmoniquement tous les degrés de l’être. Dans ces conditions, il n’est pas bien difficile de trouver du « naturalisme » partout, et il serait même étonnant qu’on n’en trouvât pas, dès lors que le symbole, qui appartient forcément à l’ordre naturel, est pris pour ce qu’il représente ; l’erreur est, au fond, la même que celle des « nominalistes » qui confondent l’idée avec le mot qui sert à l’exprimer ; et c’est ainsi que des érudits modernes, encouragés d’ailleurs par le préjugé qui les porte à s’imaginer toutes les civilisations comme bâties sur le type gréco-romain, fabriquent eux-mêmes les « mythes » par incompréhension des symboles, ce qui est la seule façon dont ils puissent prendre naissance.

On doit comprendre pourquoi nous qualifions une étude de ce genre de « prétendue science », et pourquoi il nous est tout à fait impossible de la prendre au sérieux ; et il faut encore ajouter que, tout en affectant de se donner un air d’impartialité désintéressée, et en affichant même la sotte prétention de « dominer toutes les doctrines » (2), ce qui dépasse la juste mesure en ce sens, cette « science des religions » est tout simplement, la plupart du temps, un vulgaire instrument de polémique entre les mains de gens dont l’intention véritable est de s’en servir contre la religion, entendue cette fois dans son sens propre et habituel. Cet emploi de l’érudition dans un esprit négateur et dissolvant est naturel aux fanatiques de la « méthode historique » ; c’est l’esprit même de cette méthode, essentiellement antitraditionnelle, du moins dès qu’on la fait sortir de son domaine légitime ; et c’est pourquoi tous ceux qui attachent quelque valeur réelle au point de vue religieux sont ici récusés comme incompétents. Pourtant, parmi les spécialistes de la « science des religions », il en est certains qui, en apparence tout au moins, ne vont pas aussi loin : ce sont ceux qui appartiennent à la tendance du « Protestantisme libéral » ; mais ceux-là, tout en conservant nominalement le point de vue religieux, veulent le réduire à un simple « moralisme », ce qui équivaut en fait à le détruire par la double suppression du dogme et du culte, au nom d’un « rationalisme » qui n’est qu’un sentimentalisme déguisé. Ainsi, le résultat final est le même que pour les incroyants purs et simples, amateurs de « morale indépendante », encore que l’intention soit peut-être mieux dissimulée ; et ce n’est là, en somme, que l’aboutissement logique des tendances que l’esprit protestant portait en lui dès le début. On a vu récemment une tentative, heureusement déjouée, pour faire pénétrer ce même esprit, sous le nom de « modernisme », dans le Catholicisme lui-même. Ce mouvement se proposait de remplacer la religion par une vague « religiosité », c’est-à-dire par une aspiration sentimentale que la « vie morale » suffit à satisfaire, et qui, pour y parvenir, devait s’efforcer de détruire les dogmes en y appliquant la « critique » et en constituant une théorie de leur « évolution », c’est-à-dire toujours en se servant de cette même arme de guerre qu’est la « science des religions », qui n’a peut-être jamais eu d’autre raison d’être. Nous avons déjà dit que l’esprit « évolutionniste » est inhérent à la « méthode historique », et l’on peut en voir une application, parmi beaucoup d’autres, dans cette singulière théorie d’après laquelle les conceptions religieuses, ou supposées religieuses, auraient dû passer nécessairement par une série de phases successives, dont les principales portent communément les noms de fétichisme, de polythéisme et de monothéisme. Cette hypothèse est comparable à celle qui a été émise dans le domaine de la linguistique, et suivant laquelle les langues, au cours de leur développement, passeraient successivement par les formes monosyllabiques, agglutinante et flexionnelle : c’est là une supposition toute gratuite, qui n’est confirmée par aucun fait, et à laquelle les faits sont même nettement contraires, attendu qu’on n’a jamais pu découvrir le moindre indice du passage réel de l’une à l’autre de ces formes ; ce qu’on a pris pour trois phases successives, en vertu d’une idée préconçue, ce sont tout simplement trois types différents auxquels se rattachent respectivement les divers groupes linguistiques, chacun demeurant toujours dans le type auquel il appartient. On peut en dire tout autant d’une autre hypothèse d’ordre plus général, celle qu’Auguste Comte a formulée sous le nom de « loi des trois états », et dans laquelle il transforme en états successifs des domaines différents de la pensée, qui peuvent toujours exister simultanément, mais entre lesquels il veut voir une incompatibilité, parce qu’il s’est imaginé que toute connaissance possible avait exclusivement pour objet l’explication des phénomènes naturels, ce qui ne s’applique en réalité qu’à la seule connaissance scientifique. On voit que cette conception fantaisiste de Comte, qui, sans être proprement « évolutionniste », avait quelque chose du même esprit, est apparentée à l’hypothèse du « naturalisme » primitif, puisque les religions ne peuvent y être que des essais prématurés et provisoires en même temps qu’une préparation indispensable, de ce qui sera plus tard l’explication scientifique ; et, dans le développement même de la phase religieuse, Comte croit pouvoir établir précisément, comme autant de subdivisions, les trois degrés fétichiste, polythéiste et monothéiste. Nous n’insisterons pas davantage sur l’exposé de cette conception, d’ailleurs assez généralement connue, mais nous avons cru bon de marquer la corrélation, trop souvent inaperçue, de points de vue divers, qui procèdent tous des mêmes tendances générales de l’esprit occidental moderne.

Pour achever de montrer ce qu’il faut penser de ces trois phases prétendues des conceptions religieuses, nous rappellerons d’abord ce que nous avons déjà dit précédemment, qu’il n’y eut jamais aucune doctrine essentiellement polythéiste, et que le polythéisme n’est, comme les « mythes » qui s’y rattachent assez étroitement, qu’une grossière déformation résultant d’une incompréhension profonde ; du reste, polythéisme et anthropomorphisme ne se sont vraiment généralisés que chez les Grecs et les Romains, et, partout ailleurs, ils sont restés dans le domaine des erreurs individuelles. Toute doctrine véritablement traditionnelle est donc en réalité monothéiste, ou, plus exactement, elle est une « doctrine de l’unité », ou même de la « non-dualité », qui devient monothéiste quand on veut la traduire en mode religieux ; quant aux religions proprement dites, Judaïsme, Christianisme et Islamisme, il est trop évident qu’elles sont purement monothéistes. Maintenant, pour ce qui est du fétichisme, ce mot, d’origine portugaise signifie littéralement « sorcellerie » ; ce qu’il désigne n’est donc point de la religion ou quelque chose de plus ou moins analogue, mais bien de la magie, et même de la sorte la plus inférieure. La magie n’est nullement une forme de religion, qu’on la suppose d’ailleurs primitive ou déviée, et elle n’est pas davantage, comme d’autres l’ont soutenu, quelque chose qui s’oppose foncièrement à la religion, une espèce de « contre-religion » si l’on peut employer une telle expression ; enfin, elle n’est pas non plus ce dont seraient sorties à la fois la religion et la science, suivant une troisième opinion qui n’est pas mieux fondée que les deux précédentes ; toutes ces confusions montrent que ceux qui en parlent ne savent pas trop de quoi il s’agit. En réalité, la magie appartient au domaine de la science, et, plus précisément, de la science expérimentale ; elle concerne le maniement de certaines forces, qui, dans l’Extrême-Orient, sont appelées « influences errantes », et dont les effets, si étranges qu’ils puissent paraître, n’en sont pas moins des phénomènes naturels ayant leurs lois comme tous les autres. Cette science est assurément susceptible d’une base traditionnelle, mais, alors même, elle n’a jamais que la valeur d’une application contingente et secondaire ; encore faut-il ajouter, pour être fixé sur son importance, qu’elle est généralement dédaignée des vrais détenteurs de la tradition, qui, sauf dans certains cas spéciaux et déterminés, l’abandonnent aux jongleurs errants qui en tirent profit en amusant la foule. Ces magiciens, comme on en rencontre fréquemment dans l’Inde, où on leur donne communément la dénomination arabe de faqirs, c’est-à-dire « pauvres » ou « mendiants », sont des hommes que leur incapacité intellectuelle a arrêtés sur la voie d’une réalisation métaphysique, ainsi que nous l’avons déjà dit ; ils intéressent surtout les étrangers, et ils ne méritent pas plus de considération que leurs compatriotes ne leur en accordent. Nous n’entendons aucunement contester la réalité des phénomènes ainsi produits, bien que parfois ils soient seulement imités ou simulés, dans des conditions qui supposent d’ailleurs une puissance de suggestion peu ordinaire, auprès de laquelle les résultats obtenus par les Occidentaux qui essaient de se livrer au même genre d’expérimentation apparaissent comme tout à fait négligeables et insignifiants ; ce que nous contestons, c’est l’intérêt de ces phénomènes, dont la doctrine pure et la réalisation métaphysique qu’elle comporte sont absolument indépendantes. C’est ici le lieu de rappeler que tout ce qui relève du domaine expérimental ne prouve jamais rien, à moins que ce ne soit négativement, et peut servir tout au plus à l’illustration d’une théorie ; un exemple n’est ni un argument ni une explication, et rien n’est plus illogique que de faire dépendre un principe, même relatif, d’une de ses applications particulières.

Si nous avons tenu à préciser ici la vraie nature de la magie, c’est qu’on fait jouer à celle-ci un rôle considérable dans une certaine conception de la « science des religions », qui est celle de ce qu’on appelle l’« école sociologique » ; après avoir longtemps cherché surtout à donner une explication psychologique des « phénomènes religieux », on cherche plutôt maintenant, en effet, à en donner une explication sociologique, et nous en avons déjà parlé à propos de la définition de la religion ; à notre avis, ces deux points de vue sont aussi faux l’un que l’autre, et également incapables de rendre compte de ce qu’est véritablement la religion, et à plus forte raison la tradition en général. Auguste Comte voulait comparer la mentalité des anciens à celle des enfants, ce qui était assez ridicule ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que les sociologues actuels prétendent l’assimiler à celle des sauvages, qu’ils appellent des « primitifs » alors que nous les regardons au contraire comme des dégénérés. Si les sauvages avaient toujours été dans l’état inférieur où nous les voyons, on ne pourrait s’expliquer qu’il existe chez eux une multitude d’usages qu’eux-mêmes ne comprennent plus, et qui étant très différents de ce qui se rencontre partout ailleurs, ce qui exclut l’hypothèse d’une importation étrangère, ne peuvent être considérés que comme des vestiges de civilisations disparues, civilisations qui ont dû être, dans une antiquité fort reculée, préhistorique même, celle de peuples dont ces sauvages actuels sont les descendants et les derniers débris ; nous signalons ceci pour rester sur le terrain des faits, et sans préjudice d’autres raisons plus profondes, qui sont encore plus décisives à nos yeux, mais qui seraient fort peu accessibles aux sociologues et autres « observateurs » analystes. Nous ajouterons simplement que l’unité essentielle et fondamentale des traditions permet souvent d’interpréter, par un emploi judicieux de l’analogie, et en tenant toujours compte de la diversité des adaptations, conditionnée par celle des mentalités humaines, les conceptions auxquelles se rattachaient primitivement les usages dont nous venons de parler, avant qu’ils fussent réduits à l’état de « superstitions » ; de la même façon, la même unité permet aussi de comprendre dans une large mesure les civilisations qui ne nous ont laissé que des monuments écrits ou figurés : c’est ce que nous indiquions dès le début, en parlant des services que la vraie connaissance de l’Orient pourrait rendre à tous ceux qui veulent étudier sérieusement l’antiquité, et qui cherchent à en tirer des enseignements valables, ne se contentent pas du point de vue tout extérieur et superficiel de la simple érudition.

(1) Dupuis, Origine de tous les cultes ; Volney, Les Ruines.
(2) É. Burnouf, La Science des Religions, p. 6.

Chapitre III – Le théosophisme

Si l’on doit, tout en déplorant l’aveuglement des orientalistes officiels, respecter tout au moins leur bonne foi, il n’en est plus de même quand on a affaire aux auteurs et aux propagateurs de certaines théories dont nous devons parler maintenant, et qui ne peuvent avoir pour effet que de jeter du discrédit sur les études orientales et d’en éloigner les esprits sérieux, mais mal informés, en leur présentant, comme l’expression authentique des doctrines de l’Inde, un tissu de divagations et d’absurdités, assurément indignes de retenir l’attention. La discussion de ces rêveries n’a d’ailleurs pas que l’inconvénient négatif, mais déjà grave, que nous venons de dire ; comme celle de beaucoup d’autres choses analogues, elle est, de plus, éminemment propre à déséquilibrer les esprits plus faibles et les intelligences moins solides qui les prennent au sérieux, et, à cet égard, elle constitue un véritable danger pour la mentalité générale, danger dont la réalité n’est attestée déjà que par trop de lamentables exemples. Ces entreprises sont d’autant moins inoffensives que les Occidentaux actuels ont une tendance marquée à se laisser prendre à tout ce qui présente des apparences extraordinaires et merveilleuses ; le développement de leur civilisation dans un sens exclusivement pratique, en leur enlevant toute direction intellectuelle effective, ouvre la voie à toutes les extravagances pseudo-scientifiques et pseudo-métaphysiques, pour peu qu’elles paraissent aptes à satisfaire ce sentimentalisme qui joue chez eux un rôle si considérable, en raison de l’absence même de l’intellectualité véritable. En outre, l’habitude de donner la prépondérance à l’expérimentation dans le domaine scientifique, de s’attacher presque exclusivement aux faits et de leur attribuer plus de valeur qu’aux idées, vient encore renforcer la position de tous ceux qui, pour édifier les théories les plus invraisemblables, prétendent s’appuyer sur des phénomènes quelconques, vrais ou supposés, souvent mal contrôlés, et en tout cas mal interprétés, et qui ont par là même beaucoup plus de chances de succès auprès du grand public que ceux qui, voulant n’enseigner que des doctrines sérieuses et sûres, s’adresseront uniquement à la pure intelligence. C’est là l’explication toute naturelle de la concordance, déconcertante au premier abord, qui existe, comme on peut le constater en Angleterre et surtout en Amérique, entre le développement exagéré de l’esprit pratique et un déploiement presque indéfini de toutes sortes de folies simili-religieuses, dans lesquelles l’expérimentalisme et le pseudo-mysticisme des peuples anglo-saxons trouvent à la fois leur satisfaction ; cela prouve que, malgré les apparences, la mentalité la plus pratique n’est pas la mieux équilibrée.

En France même, le danger que nous signalons, pour être moins visible, n’est point négligeable ; il l’est même d’autant moins que l’esprit d’imitation de l’étranger, l’influence de la mode et la sottise mondaine s’unissent pour favoriser l’expansion de semblables théories dans certains milieux et pour leur y faire trouver les moyens matériels d’une diffusion plus large encore, par une propagande revêtant habilement des formes multiples pour atteindre les publics les plus divers. La nature de ce danger et sa gravité ne permettent de garder aucun ménagement envers ceux qui en sont la cause ; nous sommes ici dans le domaine du charlatanisme et de la fantasmagorie, et, s’il faut plaindre très sincèrement les naïfs qui forment la grande majorité de ceux qui s’y complaisent, les gens qui mènent consciemment cette clientèle de dupes et la font servir à leurs intérêts, dans quelque ordre que ce soit, ne doivent inspirer que le mépris. Il y a d’ailleurs, en ces sortes de choses, plusieurs façons d’être dupe, et l’adhésion aux théories en question est loin d’être la seule ; parmi ceux-là mêmes qui les combattent pour des raisons diverses, la plupart ne sont que très insuffisamment armés et commettent la faute involontaire, mais néanmoins capitale, de prendre pour des idées vraiment orientales ce qui n’est que le produit d’une aberration purement occidentale ; leurs attaques, dirigées souvent dans les intentions les plus louables, perdent par là presque toute portée réelle. D’autre part, certains orientalistes officiels prennent aussi ces théories au sérieux ; nous ne voulons pas dire qu’ils les regardent comme vraies en elles-mêmes, car, étant donné le point de vue spécial auquel ils se placent, ils ne se posent même pas la question de leur vérité ou de leur fausseté ; mais ils les considèrent à tort comme représentatives d’une certaine partie ou d’un certain aspect de la mentalité orientale, et c’est en cela qu’ils sont dupes, faute de connaître cette mentalité, et d’autant plus aisément qu’il ne leur semble pas trouver là pour eux une concurrence bien gênante. Il y a même parfois d’étranges alliances, notamment sur le terrain de la « science des religions », où Burnouf en donna l’exemple ; peut-être ce fait s’explique-t-il tout simplement par la tendance antireligieuse et antitraditionnelle de cette prétendue science, tendance qui la met naturellement en rapports de sympathie et même d’affinité avec tous les éléments dissolvants qui, par d’autres moyens, poursuivent un travail parallèle et concordant. Pour qui ne veut pas s’en tenir aux apparences, il y aurait des observations fort curieuses et fort instructives à faire, là comme en d’autres domaines, sur le parti qu’il est possible de tirer parfois du désordre et de l’incohérence, ou de ce qui semble tel, en vue de la réalisation d’un plan bien défini, et à l’insu de tous ceux qui n’en sont que des instruments plus ou moins inconscients ; ce sont là, en quelque sorte, des moyens politiques, mais d’une politique un peu spéciale, et d’ailleurs contrairement à ce que certains pourraient croire, la politique, même au sens plus étroit où on l’entend habituellement, n’est pas tout à fait étrangère aux choses que nous envisageons en ce moment.

Parmi les pseudo-doctrines qui exercent une influence néfaste sur des portions plus ou moins étendues de la mentalité occidentale, et qui, étant d’origine très récente, peuvent se ranger pour la plupart sous la dénomination commune de « néo-spiritualisme », il en est, comme l’occultisme et le spiritisme par exemple, dont nous ne dirons rien ici, car elles n’ont aucun point de contact avec les études orientales ; celle dont il s’agit plus précisément, et qui n’a d’ailleurs d’oriental que la forme extérieure sous laquelle elle se présente, est ce que nous appellerons le « théosophisme ». L’emploi de ce mot, malgré ce qu’il a d’inusité, se justifie suffisamment par le souci d’éviter les confusions ; il n’est pas possible, en effet, de se servir dans ce cas du mot de « théosophie » qui existe depuis fort longtemps pour désigner, parmi les spéculations occidentales, quelque chose de tout autre et de beaucoup plus respectable, dont l’origine doit être rapportée au moyen âge ; ici, il s’agit uniquement des conceptions qui appartiennent en propre à l’organisation contemporaine qui s’intitule « Société Théosophique », dont les membres sont des « théosophistes » expression qui est d’ailleurs d’un usage courant en anglais, et non point des « théosophes ». Nous ne pouvons ni ne voulons faire ici, même sommairement, l’historique, pourtant intéressant à certains égards, de cette « Société Théosophique », dont la fondatrice sut mettre en œuvre, grâce à l’influence singulière qu’elle exerçait sur son entourage, les connaissances assez variées qu’elle possédait, et qui font totalement défaut à ses successeurs ; sa prétendue doctrine, formée d’éléments empruntés aux sources les plus diverses, souvent de valeur douteuse, et rassemblés en un syncrétisme confus et peu cohérent, se présenta d’abord sous la forme d’un « Bouddhisme ésotérique » qui, comme nous l’avons déjà indiqué, est purement imaginaire ; elle a abouti à un soi-disant « Christianisme ésotérique » qui n’est pas moins fantaisiste. Née en Amérique, cette organisation, tout en se donnant comme internationale, est devenue purement anglaise par sa direction, à l’exception de quelques branches dissidentes d’assez faible importance ; malgré tous ses efforts, appuyés par certaines protections que lui assurent des considérations politiques que nous ne préciserons pas, elle n’a jamais pu recruter qu’un très petit nombre d’Hindous dévoyés, profondément méprisés de leurs compatriotes, mais dont les noms peuvent en imposer à l’ignorance européenne ; d’ailleurs, on croit assez généralement dans l’Inde que ce n’est là qu’une secte protestante d’un genre un peu particulier, assimilation que semblent justifier à la fois son personnel, ses procédés de propagande et ses tendances « moralistes », sans parler de son hostilité, tantôt sournoise et tantôt violente, contre toutes les institutions traditionnelles. Sous le rapport des productions intellectuelles, on a vu paraître surtout, depuis les indigestes compilations du début, une foule de récits fantastiques, dus à la « clairvoyance » spéciale qui s’obtient, paraît-il, par le « développement des pouvoirs latents de l’organisme humain » ; il y a eu aussi quelques traductions assez ridicules de textes sanskrits, accompagnées de commentaires et d’interprétations plus ridicules encore, et que l’on n’ose pas étaler trop publiquement dans l’Inde, où l’on répand de préférence les ouvrages qui dénaturent la doctrine chrétienne sous prétexte d’en exposer le prétendu sens caché : un secret comme celui-là, s’il existait vraiment dans le Christianisme, ne s’expliquerait guère et n’aurait aucune raison d’être valable car il va sans dire que ce serait perdre sa peine que de chercher de profonds mystères dans toutes ces élucubrations « théosophistes ».

Ce qui caractérise à première vue le « théosophisme », c’est l’emploi d’une terminologie sanskrit assez compliquée, dont les mots sont souvent pris dans un sens très différent de celui qu’ils ont en réalité, ce qui n’a rien d’étonnant, dès lors qu’ils ne servent qu’à recouvrir des conceptions essentiellement occidentales et aussi éloignées que possible des idées hindoues. Ainsi pour donner un exemple, le mot karma, qui signifie « action » comme nous l’avons déjà dit, est employé constamment dans le sens de « causalité », ce qui est plus qu’une inexactitude ; mais ce qui est plus grave, c’est que cette causalité est conçue d’une façon toute spéciale, et que, par une fausse interprétation de la théorie de l’apûrva que nous avons exposée à propos de la Mîmânsâ, on arrive à la travestir en une sanction morale. Nous nous sommes très suffisamment expliqué sur ce sujet pour qu’on se rende compte de toute la confusion de points de vue que suppose cette déformation, et encore, en la réduisant à l’essentiel, nous laissons de côté toutes les absurdités accessoires dont elle est entourée ; quoi qu’il en soit, elle montre combien le « théosophisme » est pénétré de cette sentimentalité qui est spéciale aux Occidentaux, et d’ailleurs, pour voir jusqu’où il pousse le « moralisme » et le pseudo-mysticisme, il n’y a qu’à ouvrir l’un quelconque des ouvrages où ses conceptions sont exprimées ; et même, quand on examine des ouvrages de plus en plus récents, on s’aperçoit que ces tendances vont en s’accentuant encore, peut-être parce que les chefs de l’organisation ont une mentalité toujours plus médiocre, mais peut-être aussi parce que cette orientation est vraiment celle qui répond le mieux au but qu’ils se proposent. La seule raison d’être de la terminologie sanskrite, dans le « théosophisme », c’est de donner à ce qui lui tient lieu de doctrine, car nous ne pouvons consentir à appeler cela une doctrine, une apparence propre à faire illusion aux Occidentaux et à séduire certains d’entre eux, qui aiment l’exotisme dans la forme, mais qui, pour le fond, sont très heureux de retrouver là des conceptions et des aspirations conformes aux leurs, et qui seraient fort incapables de comprendre quoi que ce soit à des doctrines authentiquement orientales ; cet état d’esprit, fréquent chez ce qu’on appelle les « gens du monde », est assez comparable à celui des philosophes qui éprouvent le besoin d’employer des mots extraordinaires et prétentieux pour exprimer des idées qui, en somme, ne diffèrent pas très profondément de celles du vulgaire.

Le « théosophisme » attache une importance considérable à l’idée d’« évolution », ce qui est très occidental et très moderne ; et, comme la plupart des branches du spiritisme, auquel il est quelque peu lié par ses origines, il associe cette idée à celle de « réincarnation ». Cette dernière conception semble avoir pris naissance chez certains rêveurs socialistes de la première moitié du XIXe siècle, pour qui elle était destinée à expliquer l’inégalité des conditions sociales, particulièrement choquante à leurs yeux, bien qu’elle soit toute naturelle au fond et que, pour qui comprend le principe de l’institution des castes, fondée sur la différence des natures individuelles, la question ne se pose pas ; du reste, les théories de ce genre, comme celles de l’« évolutionnisme », n’expliquent rien véritablement, et, tout en reculant la difficulté, même indéfiniment si l’on veut, la laissent finalement subsister tout entière, si difficulté il y a ; et, s’il n’y en a pas, elles sont parfaitement inutiles. Pour ce qui est de la prétention de faire remonter la conception « réincarnationniste » à l’antiquité, elle ne repose sur rien, si ce n’est sur l’incompréhension de quelques expressions symboliques, d’où est née une grossière interprétation de la « métempsychose » pythagoricienne dans le sens d’une sorte de « transformisme » psychique ; c’est de la même façon qu’on a pu prendre pour des vies terrestres successives ce qui, non seulement dans les doctrines hindoues, mais dans le Bouddhisme même, est une série indéfinie de changements d’états d’un être, chaque état ayant ses conditions caractéristiques propres, différentes de celles des autres, et constituant pour l’être un cycle d’existence qu’il ne peut parcourir qu’une seule fois, et l’existence terrestre, ou même, plus généralement, corporelle, ne représentant qu’un état particulier parmi une indéfinité d’autres. La vraie théorie des états multiples de l’être est de la plus haute importance au point de vue métaphysique ; nous ne pouvons la développer ici, mais il nous est arrivé forcément d’y faire quelques allusions, notamment à propos de l’apûrva et des « actions et réactions concordantes ». Quant au « réincarnationnisme », qui n’est qu’une inepte caricature de cette théorie, tous les Orientaux, sauf peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont l’opinion est sans aucune valeur, y sont unanimement opposés ; d’ailleurs, son absurdité métaphysique est très facilement démontrable, car admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle, c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même, contradictoire au suprême degré. Il convient de s’attacher tout spécialement à combattre l’idée de « réincarnation », d’abord parce qu’elle est absolument contraire à la vérité, comme nous venons de le faire voir en peu de mots, et ensuite pour une autre raison d’ordre plus contingent, qui est que cette idée, popularisée surtout par le spiritisme, la plus inintelligente de toutes les écoles « néo-spiritualistes », et en même temps la plus répandue, est une de celles qui contribuent le plus efficacement à ce détraquement mental que nous signalions au début du présent chapitre et dont les victimes sont malheureusement beaucoup plus nombreuses que ne peuvent le penser ceux qui ne sont pas au courant de ces choses. Nous ne pouvons naturellement insister ici sur ce point de vue ; mais, d’un autre côté, il faut encore ajouter que, tandis que les spirites s’efforcent de démontrer la prétendue « réincarnation », de même que l’immortalité de l’âme, « scientifiquement », c’est-à-dire par la voie expérimentale, qui est bien incapable de donner le moindre résultat à cet égard, la plupart des « théosophistes » semblent y voir une sorte de dogme ou d’article de foi, qu’il faut admettre pour des motifs d’ordre sentimental, mais sans qu’il y ait lieu de chercher à en donner aucune preuve rationnelle ou sensible. Cela montre très nettement qu’il s’agit là de constituer une pseudo-religion, en concurrence avec les religions véritables de l’Occident, et surtout avec le Catholicisme, car, pour ce qui est du Protestantisme, il s’accommode fort bien de la multiplicité des sectes, qu’il engendre même spontanément par l’effet de son absence de principes doctrinaux ; cette pseudo-religion « théosophiste » a essayé de se donner une forme définie en prenant pour point central l’annonce de la venue imminente d’un « grand instructeur », présenté par ses prophètes comme le Messie futur et comme une « réincarnation » du Christ : parmi les transformations diverses du « théosophisme », celle-là, qui éclaire singulièrement sa conception du « Christianisme ésotérique », est la dernière en date, du moins jusqu’à ce jour, mais elle n’est pas la moins significative.

Chapitre IV – Le Vêdânta occidentalisé

Il nous faut encore mentionner, dans un ordre d’idées plus ou moins connexe de celui auquel appartient le « théosophisme », certains « mouvements » qui, pour avoir eu leur point de départ dans l’Inde même, n’en sont pas moins d’une inspiration tout occidentale, et dans lesquels il faut faire une part prépondérante à ces influences politiques auxquelles nous avons déjà fait allusion dans le chapitre précédent. L’origine en remonte à la première moitié du XIXe siècle, époque où Râm Mohun Roy fonda le Brahma-Samâj ou « Église hindoue réformée », dont l’idée lui avait été suggérée par des missionnaires anglicans, et où fut organisé un « culte » exactement calqué sur le plan des services protestants. Il n’y avait jamais rien eu, jusque-là, à quoi pût s’appliquer une dénomination telle que celle d’« Église hindoue » ou d’« Église brâhmanique », une telle assimilation n’étant rendue possible ni par le point de vue essentiel de la tradition hindoue, ni par le mode d’organisation qui lui correspond ; ce fut, en fait, la première tentative pour faire du Brâhmanisme une religion au sens occidental de ce mot, et, du même coup, on voulut en faire une religion animée de tendances identiques à celles qui caractérisent le Protestantisme. Ce mouvement « réformateur » fut, comme il était naturel, fortement encouragé et soutenu par le gouvernement britannique et par les sociétés de missions anglo-indiennes ; mais il était trop manifestement antitraditionnel et trop contraire à l’esprit hindou pour pouvoir réussir, et on n’y vit pas autre chose que ce qu’il était en réalité, un instrument de la domination étrangère. D’ailleurs, par un effet inévitable de l’introduction du « libre examen » le Brahma-Samâj se subdivisa bientôt en de multiples « Églises », comme le Protestantisme dont il se rapprochait toujours de plus en plus, au point de mériter la qualification de « piétisme » ; et, après des vicissitudes qu’il est inutile de retracer, il finit par s’éteindre à peu près entièrement. Cependant, l’esprit qui avait présidé à la fondation de cette organisation ne devait pas se borner à une seule manifestation, et d’autres essais analogues furent tentés au gré des circonstances, et généralement sans plus de succès ; nous citerons seulement l’Arya-Samâj, association fondée, il y a un demi-siècle, par Dayânanda Saraswatî, que certains appelèrent « le Luther de l’Inde », et qui fut en relations avec les fondateurs de la « Société Théosophique ». Ce qui est à remarquer, c’est que, là comme dans le Brahma-Samâj, la tendance antitraditionnelle prenait pour prétexte un retour à la simplicité primitive et à la doctrine pure du Vêda ; pour juger cette prétention, il suffit de savoir combien le « moralisme », préoccupation dominante de toutes ces organisations, est étranger au Vêda ; mais le Protestantisme prétend aussi restaurer le Christianisme primitif dans toute sa pureté, et il y a dans cette similitude tout autre chose qu’une simple coïncidence. Une telle attitude ne manque pas d’habileté pour faire accepter les innovations, surtout dans un milieu fortement attaché à la tradition, avec laquelle il serait imprudent de rompre trop ouvertement ; mais, si l’on admettait vraiment et sincèrement les principes fondamentaux de cette tradition, on devrait admettre aussi, par là même, tous les développements et toutes les conséquences qui en dérivent régulièrement ; c’est ce que ne font pas les soi-disant « réformateurs », et c’est pourquoi tous ceux qui ont le sens de la tradition voient sans peine que la déviation réelle n’est pas du tout du côté où ceux-là affirment qu’elle se trouve. Râm Mohun Roy s’était attaché particulièrement à interpréter le Vêdânta conformément à ses propres idées ; tout en insistant avec raison sur la conception de l’« unité divine », qu’aucun homme compétent n’avait d’ailleurs jamais contestée, mais qu’il exprimait en termes beaucoup plus théologiques que métaphysiques, il dénaturait à bien des égards la doctrine pour l’accommoder aux points de vue occidentaux, qui étaient devenus les siens, et il en faisait quelque chose qui finissait par ressembler à une simple philosophie teintée de religiosité, une sorte de « déisme » habillé d’une phraséologie orientale. Une telle interprétation est donc, dans son esprit même, aussi loin que possible de la tradition et de la métaphysique pure ; elle ne représente plus qu’une théorie individuelle sans autorité, et elle ignore totalement la réalisation qui est le seul but véritable de la doctrine tout entière. Ce fut là le prototype des déformations du Vêdânta, car il devait s’en produire d’autres par la suite, et toujours dans le sens d’un rapprochement avec l’Occident, mais d’un rapprochement dont l’Orient ferait tous les frais, au grand détriment de la vérité doctrinale : entreprise vraiment insensée, et diamétralement contraire aux intérêts intellectuels des deux civilisations, mais dont la mentalité orientale, dans sa généralité, est fort peu affectée, car les choses de ce genre lui paraissent tout à fait négligeables. En toute logique, ce n’est pas à l’Orient de se rapprocher de l’Occident en le suivant dans ses déviations mentales, comme l’y engagent insidieusement, mais en vain, les propagandistes de toute catégorie que l’Europe lui envoie ; c’est à l’Occident de revenir au contraire, quand il le voudra et le pourra, aux sources pures de toute intellectualité véritable, dont l’Orient, pour sa part, ne s’est jamais écarté ; et, ce jour-là, l’entente s’accomplira d’elle-même comme par surcroît, sur tous les points secondaires qui ne relèvent que de l’ordre des contingences.

Pour en revenir aux déformations du Vêdânta, presque personne dans l’Inde n’y attache d’importance ainsi que nous le disions tout à l’heure, il faut pourtant faire exception pour quelques individualités qui y ont un intérêt spécial, dans lequel l’intellectualité n’a pas la moindre part ; il est, en effet, certaines de ces déformations dont les raisons furent exclusivement politique. Nous n’entreprendrons pas de raconter ici par quelle suite de circonstances tel Mahârâja usurpateur, appartenant à la caste des Shûdras, fut amené, pour obtenir le simulacre d’une investiture traditionnelle impossible, à déposséder de ses biens l’école authentique de Shankarâchârya, et à installer à sa place une autre école, se parant faussement du nom et de l’autorité du même Shankarâchârya, et donnant à son chef le titre de Jagad-guru ou « instructeur du monde » qui n’appartient légitimement qu’au seul vrai successeur spirituel de celui-ci. Cette école, naturellement, n’enseigne qu’une doctrine amoindrie et partiellement hétérodoxe ; pour adapter l’exposition du Vêdânta aux conditions actuelles, elle prétend l’appuyer sur les conceptions de la science occidentale moderne, qui n’ont rien à voir dans ce domaine et, en fait, elle s’adresse surtout aux Occidentaux, dont plusieurs ont même reçu d’elle le titre honorifique de Vêdântabhûshana ou « ornement du Vêdânta », ce qui ne manque pas d’une certaine ironie.

Une autre branche plus complètement déviée encore, et plus généralement connue en Occident, est celle qui fut fondée par Vivêkânanda, disciple de l’illustre Râma-krishna mais infidèle à ses enseignements, et qui a recruté surtout des adhérents en Amérique et en Australie où elle entretient des « missions » et des « temples ». Le Vêdânta est devenu là ce que Schopenhauer avait cru y voir, une religion sentimentale et « consolante » avec une forte dose de « moralisme » protestant ; et, sous cette forme déchue, il se rapproche étrangement du « théosophisme », pour lequel il est plutôt un allié naturel qu’un rival ou un concurrent. Les allures « évangéliques » de cette pseudo-religion lui assurent un certain succès dans les pays anglo-saxons, et ce qui montre bien son caractère de sentimentalisme, c’est l’ardeur qu’elle apporte à sa propagande, car la tendance tout occidentale au prosélytisme sévit avec intensité dans ces organisations qui n’ont d’oriental que le nom et quelques apparences purement extérieures, tout juste ce qu’il faut pour attirer les curieux et les amateurs d’un exotisme de la plus médiocre qualité. Sorti de cette bizarre invention américaine, d’inspiration bien protestante aussi, qui s’intitula le « Parlement des religions », et d’autant mieux adapté à l’Occident qu’il était plus profondément dénaturé, ce soi-disant Vêdânta, qui n’a pour ainsi dire plus rien de commun avec la doctrine métaphysique pour laquelle il veut se faire passer, ne mérite certes pas qu’on s’y arrête davantage ; mais nous tenions du moins à signaler son existence, comme celle des autres institutions similaires, pour mettre en garde contre les assimilations erronées que pourraient être tentés de faire ceux qui les connaissent, et aussi parce que, pour ceux qui ne les connaissent pas, il est bon d’être informé quelque peu sur ces choses, qui sont beaucoup moins inoffensives qu’elles ne peuvent le paraître au premier abord.

Chapitre V – Dernières observations

En parlant des interprétations occidentales, nous nous sommes tenu volontairement dans les généralités, autant que nous l’avons pu, afin d’éviter de soulever des questions de personnes, souvent irritantes, et d’ailleurs inutiles quand il s’agit uniquement d’un point de vue doctrinal, comme c’est le cas ici. Il est très curieux de voir combien les Occidentaux ont de peine, pour la plupart, à comprendre que les considérations de cet ordre ne prouvent absolument rien pour ou contre la valeur d’une conception quelconque ; cela montre bien à quel degré ils poussent l’individualisme intellectuel, ainsi que le sentimentalisme qui en est inséparable. En effet, on sait combien les détails biographiques les plus insignifiants tiennent de place dans ce qui devrait être l’histoire des idées, et combien est commune l’illusion qui consiste à croire que, quand on connaît un nom propre ou une date, on possède par là même une connaissance réelle ; et comment pourrait-il en être autrement, quand on apprécie plus les faits que les idées ? Quant aux idées elles-mêmes, lorsqu’on en est arrivé à les considérer simplement comme l’invention et la propriété de tel ou tel individu, et lorsque, de plus, on est influencé et même dominé par toutes sortes de préoccupations morales et sentimentales, il est tout naturel que l’appréciation de ces idées, qu’on n’envisage plus en elles-mêmes et pour elles-mêmes, soit affectée par ce qu’on sait du caractère et des actions de l’homme auquel on les attribue ; en d’autres termes, on reportera sur les idées la sympathie ou l’antipathie qu’on éprouve pour celui qui les a conçues, comme si leur vérité ou leur fausseté pouvait dépendre de semblables contingences. Dans ces conditions, on admettra peut-être encore, bien qu’avec quelque regret, qu’un individu parfaitement honorable ait pu formuler ou soutenir des idées plus ou moins absurdes ; mais ce à quoi on ne voudra jamais consentir, c’est qu’un autre individu qu’on juge méprisable ait eu néanmoins une valeur intellectuelle ou même artistique, du génie ou seulement du talent à un point de vue quelconque ; et pourtant les cas où il en est ainsi sont loin d’être rares. S’il est un préjugé sans fondement, c’est bien celui, cher aux partisans de l’« instruction obligatoire », d’après lequel le savoir réel serait inséparable de ce qu’on est convenu d’appeler la moralité. On ne voit pas du tout, logiquement, pourquoi un criminel devrait être nécessairement un sot ou un ignorant, ou pourquoi il serait impossible à un homme de se servir de son intelligence et de sa science pour nuire à ses semblables, ce qui arrive au contraire assez fréquemment ; on ne voit pas davantage comment la vérité d’une conception dépendrait de ce qu’elle a été émise par tel ou tel individu ; mais rien n’est moins logique que le sentiment, bien que certains psychologues aient cru pouvoir parler d’une « logique des sentiments ». Les prétendus arguments où l’on fait intervenir les questions de personnes sont donc tout à fait insignifiants ; qu’on s’en serve en politique, domaine où le sentiment joue un grand rôle, cela se comprend jusqu’à un certain point, encore qu’on en abuse souvent, et que ce soit faire peu d’honneur aux gens que de s’adresser ainsi exclusivement à leur sentimentalité ; mais qu’on introduise les mêmes procédés de discussion dans le domaine intellectuel, cela est véritablement inadmissible. Nous avons cru bon d’y insister un peu, parce que cette tendance est trop habituelle en Occident, et que, si nous n’expliquions nos intentions, certains pourraient même être tentés de nous reprocher, comme un manque de précision et de « références », une attitude qui, de notre part, est parfaitement voulue et réfléchie. Nous pensons, du reste, avoir suffisamment répondu par avance à la plupart des objections et des critiques que l’on pourra nous adresser ; cela n’empêchera sans doute pas qu’on nous les fasse malgré tout, mais ceux qui les feront prouveront surtout par là leur propre incompréhension. Ainsi, on nous blâmera peut-être de ne pas nous soumettre à certaines méthodes réputées « scientifiques », ce qui serait pourtant de la dernière inconséquence, puisque ces méthodes, qui ne sont en vérité que « littéraires », sont celles-là mêmes dont nous avons entrepris de faire voir l’insuffisance, et que, pour des raisons de principe que nous avons exposées, nous estimons impossible et illégitime leur application aux choses dont il s’agit ici. Seulement, la manie des textes, des « sources » et de la bibliographie est tellement répandue de nos jours, elle prend tellement les allures d’un système, que beaucoup, surtout parmi les « spécialistes », éprouveront un véritable malaise à ne rien trouver de tel, ainsi qu’il arrive toujours, dans des cas analogues, à ceux qui subissent la tyrannie d’une habitude ; et, en même temps, ils ne comprendront que très difficilement, si même ils parviennent à la comprendre, et s’ils consentent à s’en donner la peine, la possibilité de se placer, comme nous le faisons, à un point de vue tout autre que celui de l’érudition, qui est le seul qu’ils aient jamais envisagé. Aussi n’est-ce pas à ces « spécialistes » que nous entendons nous adresser particulièrement, mais plutôt aux esprits moins étroits, plus dégagés de tout parti pris, et qui ne portent pas l’empreinte de cette déformation mentale qu’entraîne inévitablement l’usage exclusif de certaines méthodes, déformation qui est une véritable infirmité, et que nous avons nommée « myopie intellectuelle ». Ce serait mal nous comprendre que de prendre ceci pour un appel au « grand public », en la compétence duquel nous n’avons pas la moindre confiance, et, d’ailleurs, nous avons horreur de tout ce qui ressemble à de la « vulgarisation », pour des motifs que nous avons déjà indiqués ; mais nous ne commettons point la faute de confondre la vraie élite intellectuelle avec les érudits de profession, et la faculté de compréhension étendue vaut incomparablement plus, à nos yeux, que l’érudition, qui ne saurait lui être qu’un obstacle dès qu’elle devient une « spécialité », au lieu d’être, ainsi qu’il serait normal, un simple instrument au service de cette compréhension, c’est-à-dire de la connaissance pure et de la véritable intellectualité.

Pendant que nous en sommes à nous expliquer sur les critiques possibles, nous devons encore signaler, malgré son peu d’intérêt, un point de détail qui pourrait y prêter : nous n’avons pas cru nécessaire de nous astreindre à suivre, pour les termes sanskrits que nous avions à citer, la transcription bizarre et compliquée qui est ordinairement en usage parmi les orientalistes. L’alphabet sanskrit ayant beaucoup plus de caractères que les alphabets européens, on est naturellement forcé de représenter plusieurs lettres distinctes par une seule et même lettre, dont le son est voisin à la fois de celui des unes et des autres, bien qu’avec des différences très appréciables, mais qui échappent aux ressources de prononciation fort restreintes dont disposent les langues occidentales. Aucune transcription ne peut donc être vraiment exacte, et le mieux serait assurément de s’en abstenir ; mais, outre qu’il est à peu près impossible d’avoir, pour un ouvrage imprimé en Europe, des caractères sanskrits de forme correcte, la lecture de ces caractères serait une difficulté tout à fait inutile pour ceux qui ne les connaissent pas, et qui ne sont pas pour cela moins aptes que d’autres à comprendre les doctrines hindoues ; d’ailleurs, il y a même des « spécialistes » qui, si invraisemblable que cela paraisse, ne savent guère se servir que de transcriptions pour lire les textes sanskrits, et il existe des éditions faites sous cette forme à leur intention. Sans doute, il est possible de remédier dans une certaine mesure, au moyen de quelques artifices, à l’ambiguïté orthographique qui résulte du trop petit nombre de lettres dont se compose l’alphabet latin ; c’est précisément ce qu’ont voulu faire les orientalistes, mais le mode de transcription auquel ils se sont arrêtés est loin d’être le meilleur possible, car il implique des conventions beaucoup trop arbitraires, et, si la chose eût été ici de quelque importance, il n’aurait pas été bien difficile d’en trouver un autre qui fût préférable, défigurant moins les mots et se rapprochant davantage de leur prononciation réelle. Cependant, comme ceux qui ont quelque connaissance du sanskrit ne doivent avoir aucune difficulté à rétablir l’orthographe exacte, et que les autres n’en ont nullement besoin pour la compréhension des idées, qui seule importe vraiment au fond, nous avons pensé qu’il n’y avait pas de sérieux inconvénients à nous dispenser de tout artifice d’écriture et de toute complication typographique, et que nous pouvions nous borner à adopter la transcription qui nous paraissait à la fois la plus simple et la plus conforme à la prononciation, et à renvoyer aux ouvrages spéciaux ceux que les détails relatifs à ces choses intéresseraient particulièrement. Quoi qu’il en soit, nous devions du moins cette explication aux esprits analytiques, toujours prompts à la chicane, comme une des rares concessions qu’il nous fût possible de faire à leurs habitudes mentales, concession voulue par la politesse dont on doit toujours user à l’égard des gens de bonne foi, non moins que par notre désir d’écarter tous les malentendus qui ne porteraient que sur des points secondaires et sur des questions accessoires, et qui ne proviendraient pas strictement de la différence irréductible des points de vue de nos contradicteurs éventuels et des nôtres ; pour ceux qui tiendraient à cette dernière cause, nous n’y pouvons rien, n’ayant malheureusement aucun moyen de fournir à autrui les possibilités de compréhension qui lui font défaut. Cela étant dit, nous pouvons maintenant tirer de notre étude les quelques conclusions qui s’imposent pour en préciser la portée encore mieux que nous ne l’avons fait jusqu’ici, conclusions dans lesquelles les questions d’érudition n’auront pas la moindre part, comme il est aisé de le prévoir mais où nous indiquerons, sans nous départir d’ailleurs d’une certaine réserve qui est indispensable à plus d’un égard, le bénéfice effectif qui doit résulter essentiellement d’une connaissance vraie et profonde des doctrines orientales.

[René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, quatrième partie les interprétations occidentales.]

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article