« Et de l’eau, Nous avons fait toute chose vivante » (cor. 21, 30)
Dieu nous informe que, par Sa volonté et Sa puissance, Il a « fait » toute chose vivante à partir de l’eau. « Faire » signifie ici « faire devenir », « former ». Autrement dit : Il a fait prendre à l’eau une forme qu’elle n’avait pas. C’est pour cette raison qu’Il a attribué au verbe deux compléments (1), car par « chose » il faut seulement entendre ici la forme de la chose, non son esprit, lequel procède du Souffle du Très-Miséricordieux (nafas ar-Rahmân) (2). D’autre part, le mot « chose » désigne « ce qui est existant » (mawjûd), à l’exclusion de ce qui est non existant (ma’dûm) puisqu’on ne peut donner forme au néant.
Ainsi toute chose vivante procède de l’eau. Or toute chose est vivante, car toute chose glorifie Dieu ; et seul peut glorifier ce qui est vivant et sait qui il glorifie et par quoi il glorifie. « Il n’est pas de chose qui ne Le glorifie par Sa louange » (Cor.17, 44) (3). La vie est donc de manière évidente coextensive à l’existence (4). Chaque existant est vivant, d’une vie conforme à la prédisposition qu’impliquent sa forme et son degré ontologique. Les accidents [a'râd] eux-mêmes ont une vie conforme à leur prédisposition puisqu’ils sont existants : en effet, l’accident est proprement ce qui, s’il existait, existerait dans une substance [mawdû’] (5). Les accidents vivent par conséquent, eux aussi, d’une vie autonome, distincte de celle des substances en lesquelles ils existent.
Il en va de même pour les formes, les apparences, les paroles et les actes, ainsi que l’annoncent les traditions sûres selon lesquelles (après la mort) les actes revêtiront des formes et interpelleront celui qui les a accomplis, mettant ce dernier à l’aise dans sa tombe s’il s’agit d’actes pieux, l’y rendant malheureux s’il s’agit d’actes mauvais (6).
Bien que cette vie soit une - car elle n’est rien d’autre que la Vie d’Allâh, par laquelle toutes les choses sont vivantes - elle se manifeste selon des modalités variées et se diversifie en fonction de la réceptivité des formes qui l’accueillent. La vie de ce qu’on appelle « accident » est différente de la vie de ce qu’on appelle « substance » [jawharan], qui est différente de la vie de ce qu’on appelle « minéral », « végétal », « animal » ou « homme ». Mais il n’y a rien dans l’univers qui ne soit vivant, bien que dans certains cas la vie soit cachée et dans d’autre manifestée.
Sache d’autre part que cette « eau » dont Dieu a fait toute chose vivante n’est pas l’eau perceptible par les sens - qui est l’un des quatre éléments et dont les qualités caractéristiques sont le froid et l’humidité - mais de l’eau du fleuve de la vie de la Nature primordiale, qui se situe au-dessus des éléments (7). C’est dans ce fleuve que Jibrîl - sur lui la Paix ! -, ainsi que le rapporte la tradition prophétique, se plonge chaque jour, après quoi il s’ébroue et Dieu crée, de chaque goutte un ange. C’est dans ce fleuve également que seront jetés ceux que l’intercession fera sortir du feu de l’enfer, de sorte qu’ils repousseront comme le rapporte le Sahîh de Bukhârî (8). C’est de lui aussi qu’il s’agit dans la tradition selon laquelle la première chose qu’Allâh créa fut une pierre précieuse, qu’Il regarda avec l’œil de la Majesté ; elle fondit alors de honte lorsqu’elle eut conscience de Son regard et devint une eau en laquelle sont celés tous les joyaux et toutes les perles de Sa science, etc. (9). Il existe différentes versions de cette tradition, qui toutes font allusion à la Réalité muhammadienne (10), laquelle est la Materia prima de l’univers, la Réalité des réalités, la substance [mâddah] de tout ce qui est « autre qu’Allâh ».
Au même titre que les autres éléments, l’eau sensible est une des formes de l’ « eau » mentionnée dans ce verset. L’ensemble des quatre éléments, considérés sous le rapport des contenus intelligibles (ma’ânî) de leurs formes, constitue la Nature suprême, c’est-à-dire l’ « eau » de laquelle est faite toute chose vivante, et qui est présente en chacun des quatre éléments sensibles. Dans l’élément « feu » se trouvent donc l’eau, le feu, l’air et la terre ; Dans l’élément « eau », le feu, l’eau, l’air et la terre et ainsi de suite (11) (…)
Notes :
(1) Sans doute faut-il comprendre par là que Dieu ne s’est pas borné à dire qu’Il faisait de l’eau toute chose mais a précisé « toute chose vivante ». Or ce qui fait qu’une chose est vivante, c’est la présence en elle de l’esprit, lequel procède du « Souffle du Très-Miséricordieux » : seule, donc, la forme de la chose est faite à partir de l’eau.
(2) Pour Ibn ‘Arabî, (cf. Fus., I, p. 143-144), le « Souffle du Très-Miséricordieux » est la hayûlâ (du grec hylé), la materia prima des « paroles divines » (kalimât). Or, tous les êtres créés, considérés sous le rapport de leur réalité essentielle (haqîqa), non sous celui de leur forme (sûra), sont des « paroles de Dieu » (Fut. II, p.366, 400, 402, 404, etc.).
(3) Ibn ‘Arabî insiste à maintes reprises, à partir du même argument scripturaire ou d’autres analogues, sur le fait qu’il n’est rien dans la manifestation universelle, envisagée dans tous ses degrés et toutes ses modalités qui ne soit vivant. Il n’y a donc aucune place, dans la doctrine akbarienne pour une matière « inerte » ou un objet « inanimé » (Fus., I, p. 170 ; Fut. III, p.258, etc.).
(4) [al-hayât lâzimah li-l-wujûd al-luzûm al-bayyin].
(5) D’où il résulte que l’accident doit par définition être dit existant même si, du fait que son existence est subordonnée à celle de la substance, il se situe à l’extrémité inférieure des statuts ontologiques.
(6) Allusion à un long hadîth sur les états posthumes de l’être humain que Sha’rânî (Mukhtasar tadhkirat al-Qurtubî, Alep. 1385 h., p. 46) cite d’après Ibn Hanbal.
(7) [nahr al-hayât at-tabî’iyyah lladhî huwa fawqa-l-arkân]
(8) Cf. Sha’rânî, op. cit., p.116. Cette régénération par l’eau de Vie, concerne les pêcheurs croyants qui, après avoir expié leurs fautes dans la Géhenne, en sortiront pour entrer dans le paradis (Bukhârî, tawhîd, 24/5).
(9) Ce hadîth ne figure pas dans les recueils canoniques et, selon les critères externes d’authentification propre à la science du hadîth, est considéré comme apocryphe bien que, pour la plupart des soufis et notamment Ibn ‘Arabî, il soit validé par le dévoilement intuitif (kashf). Sur cette forme de validation, cf. Fut. I, p. 150. Pour Ibn ‘Arabî, cette pierre précieuse, qui est plus précisément une « perle blanche » (durra baydâ), est identique à l’Intellect premier (al-‘aql al-awwal ; Ist. Définition 118, Fut. I, p. 46) qui est l’une des désignations de la « Réalité muhammadienne ». Le Shaykh al-akbar précise (‘Uqlat al-mustawfiz, éd. Nyberg, p.56) qu’il a consacré à la durra baydâ un traité spécial.
(10) Sur la « Réalité muhammadienne » (al-haqîqa al-muhammadiyya) voir note 129.
(11) Les quatre éléments - y compris l’élément eau - représentent autant de différenciations de l’Eau primordiale, dont le rôle correspond à celui de l’éther (âkâsha) dans la tradition hindoue.
Abréviations utilisées :
Cor. : Coran.
Fus. : Ibn ‘Arabî, Fusûs al-Hikam, édition critique de AA. ‘Afîfî, Beyrouth 1946.
Fut. : Ibn ‘Arabî, Futûhât al-Makkiyya, Le Caire, 1329h. (4 vol.)
Ist. : Ibn ‘Arabî, Kitâb Istilâh al-Sûfiyya, Hayderabad, 1948.
[Émir Abd al-Qâdir, Mawqif 325, traduction et notes de Michel Chodkiewicz dans Abd el-Kader-Écrits spirituels, édition du Seuil, 1982, p.101-103. Les notes entre crochets sont celle du blog esprit-universel et consistent en des translitérations à partir d’un texte arabe des Mawâqif ar-rûhiyyah wa-l-fuyûdât as-subbûhiyyah, éd. Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth 1425H/2004, TII, p.239-240]