9 Décembre 2010
Introduction
L'auteur des lettres dont nous présentons ici la traduction française, le sheikh al-'Arabî ad-Darqâwî al-Hassani, vécut au Maroc et y mourut en 1239 de l'hégire (1823) à l'âge d'environ quatre-vingts ans. Son souvenir est toujours vivant; chaque année encore son tombeau a Bou Berîb, chez les Beni Zarwâl, attire une foule de pèlerins. Quant aux historiens modernes du Maghreb et aux islamologues, ils n'ignorent pas le rôle du célèbre sheikh comme rénovateur de l'ordre shâdhilite, dont le premier essor, au septième siècle de l'hégire, était également parti du Maroc pour gagner presque tout le monde musulman. Il existe cependant une tendance à sous-estimer l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâwi, parce qu'on admet trop facilement que le taçawwuf n'a cessé de déchoir après une époque de grande floraison, celle des Junayd, Ghazâlî, Abu Madyan et Ibn 'Arabi al-Hatimi tous les soufis nés dans les derniers trois ou quatre siècles ne seraient alors que des "épigones". On oublie qu'une décadence, dans l'ordre spirituel, ne peut jamais être un phénomène général et univoque; les saints échappent aux fatalités historiques: "l'Esprit souffle où il veut". Certes, al-'Arabî ad-Darqâwî a lui-même parlé du "temps d'obscurcissement" dans lequel il vivait; mais si l'on considère la pléiade de grands spirituels parmi ses disciples on est porté à croire que tout "âge sombre" comporte des éclaircies. Quant à l'enseignement du sheikh, tel qu'il ressort de ces quelques extraits de lettres adressées à ses disciples, il peut se comparer à celui des vrais maîtres de tous les temps, par son contenu doctrinal autant que par sa spontanéité spirituelle. Il est vrai qu'il apparaît comme relativement populaire; sa forme d'expression est simple et directe; mais elle n'en est pas moins profonde. Le sheikh ne parle que du seul nécessaire; il évite toute spéculation qui anticiperait inutilement sur le "travail" spirituel; son enseignement reste, sans préjudice pour l'élévation du but, un taçawwuf éminemment pratique, et c'est en cela, sans doute, qu'il est adapté aux conditions particulières de l'époque.
Une autre raison pour laquelle l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâwî n'est pas estimée à sa juste valeur, réside dans le fait que plusieurs de ses disciples, devenus à leur tour des maîtres éminent ont prêté leur nom à telle ou telle branche de l'ordre. Mais il serait erroné d'y voir la marque d'une scission, car les membres de ces diverses branches n'ont jamais cessé de se considérer comme des Darqâwâ, ou plus généralement comme des Shâdhiliyyah, même s'ils se désignent couramment par le nom du fondateur le plus proche dans leur "chaîne" initiatique (silsilah). Ainsi par exemple, la branche fondée par Muhammad Hassan Zâfir al-Madani, un disciple direct du sheikh Darqâwî et dont l'activité eut pour centre Misurata en Libye, est généralement connue sous le nom de tarîqa Madaniyyah. Un des maîtres les plus remarquables de cette branche fut le sherif 'Ali Nur ad-Din al-Yashritî, qui vécut de 1793 à 1898 de l'ère chrétienne et fonda des zawâyâ (1) en Palestine et en Syrie (2).
Un autre disciple du sheikh Darqawî, Muhammad al-Fâsi, vécut au Caire et à Colombo, où ses adhérents sont généralement connus comme des Shâdhiliyyah.
Mentionnons aussi le célèbre sheikh algérien Ahmad al-'Alâwî mort en 1935 à Mostaghanem, qui relève d'une autre "chaîne" remontant au sheikh Darqâwî. Ses disciples étaient répandus dans toute l'Afrique du nord, en Syrie, en Arabie du sud et jusqu'à Java. Dans ses écrits et notamment dans ses poésies, on retrouve la vision aquiline des grands soufis du moyen âge (3).
Il serait facile de multiplier ces exemples; ceux que nous venons de mentionner suffiront pour montrer le rayonnement qu'eut l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqawî. Il ne faut pas oublier, cependant, que ce rayonnement n'est guère comparable à celui d'un "génie" au sens courant du terme, d'un grand penseur, artiste ou homme de science; car un maître soufi n'"'invente" rien; s'il est une source spirituelle immédiate et originale, il est aussi et en même temps le canal d'une eau qui vient de l'origine même de la tradition. La vérité ou réalité (haqiqah) qu'un maître spirituel manifeste, dépasse immensément tout individu. De ce fait, la spontanéité spirituelle, chez les maîtres du taçawwuf, ne contredit jamais leur adhésion à la tradition, bien au contraire: chacun d'eux est "unique" dans la mesure même où il est "héritier".
Mawlây al-'Arabi ad-Darqâwî se réfère souvent à son propre maître, le sherîf Abul-Hassan 'Ali ben 'Abd-Allah al-'Imranî al-Hassani, surnommé al-Jamal (le chameau). Ce maître, qu'il rencontra à Fès en 1182 (1767/68), vivait dans l'obscurité, connu par quelques disciples seulement. On le considère cependant comme un des grands "pôles" de l'ordre shâdhilite dans le Maghreb. Mais c'est à son disciple al-'Arabi ad-Darqâwî qu'il échut de répandre l'héritage spirituel de la tarîqah shâdhiliyyah dans tout le Maghreb et au delà.
Le recueil des lettres (rasâil) du sheikh Darqâwî fut constitué par lui-même, copié par ses disciples et imprimé à maintes reprises à Fès, en écriture lithographiée. Il est encore lu et commenté dans les zawâyâ de filiation darqawite.
Ce recueil contient environ 300 lettres: nos extraits n'en représentent donc qu'une partie très restreinte. On y trouvera néanmoins tous les aspects essentiels de l'enseignement du sheikh. L'ordre des lettres, dans le recueil original, obéit sans doute à des intentions didactiques; pour les extraits, nous avons respecté cet ordre dans l'ensemble, tout en nous permettant de grouper les textes apparentés.
(1) Pluriel de zâwiyah.
(2) Voir l'excellent livre de sa fille Seyyidatu Fâtimah al-Yashritiyyah al-Hassaniyyah: Rihlatu ila-l-Haqq, publié à Beyrouth en 1954 environ, qui contient sa biographie et son enseignement.
(3) Voir: Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, le Cheikh Ahmad al-'Alawi, Paris 1967.
(Moulay al-‘Arabî ad-Darqâwî, Lettres d'un maître soufi le Sheikh al-‘Arabî ad-Darqâwî, traduites de l'Arabe par Titus Burckhardt).