11 Janvier 2011
Extraits des lettres 36
Il n'y a pas de réalité (mawjud) hors Dieu, exalté soit-Il : « Toute chose est périssable sauf Sa face » (Coran, XXVIII, 88); « Tout ce qui est sur elle (la terre) est évanescent ; seul subsiste la face de ton Seigneur, essence de majesté et de générosité » (LV, 26, 27); « Tel est Dieu votre Seigneur, et que reste- t'il après la vérité sinon l'erreur ? » (X, 32); « Il en est ainsi parce que Dieu est la Vérité et ce qu'ils invoquent en dehors de Lui est vanité » (XXII, 62); « Dis la vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est disparaissante » (XVII, 81); « Dis : Allâh, puis laisse-les s'amuser dans leur vain bavardage » (VI, 91); « Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur » (LVII, 3). Le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) a dit : « Je n'ai pas vu de chose sans voir Dieu en elle » et nous disons il est impossible qu'on voie notre Seigneur tout en voyant autre chose que Lui, comme l'affirment d'ailleurs tous ceux qui ont réalisé ce degré de connaissance.
J'ai connu Dieu et je ne vois guère d'autre que Lui De sorte que l'« autre » (1) chez nous est exclu. Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus de séparation. Ce jour-ci, je suis arrivé, uni. Ce jour-ci, je suis arrive, uni. Cela signifie (mais Dieu est plus savant) : j'ai connu mon Seigneur par connaissance contemplative et essentielle, non seulement par induction et preuve rationnelle, et depuis lors je ne vois en toute chose que Lui seul, comme le Prophète l'a vu. Quant à la phrase: « Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus la séparation, etc. », elle signifie : j'ai vu l'unité dans la multiplicité, de sorte que je ne crains plus de voir la multiplicité dans l'unité, comme je le craignais avant que je ne contemplasse mon Seigneur en chaque chose. Sans aucun doute, il n'y a pas de réalité hors Dieu ; ce n'est que l'imagination (wahm) qui Le voile à nos yeux, et l'imagination est vaine. En ce sens, le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâï-Llâh, dit dans ses Hikam : "Si le voile de l'imagination se déchirait, la vision essentielle aurait lieu, annihilant toute vision individuelle, et la lumière de la certitude voilerait, en se levant, toute existence relative.
Nôtre maître al-Majdhûb dit pareillement :
« Ma vue s'est éteinte dans une vision
Je me suis évanoui de toute chose évanescente.
J'ai réalisé la Vérité et je n'ai trouvé d'autre que Lui, Et je me repose dans un état bienheureux. »
Ne vous imaginez donc pas qu'il y ait quelque chose « avec » Dieu, car il n'y a avec Dieu que Dieu seul, comme en témoignent tous ceux qui sont parvenus à la réalisation ; ne l'ignore que celui qui n'a pas parcouru cette voie.
(1) C'est-à-dire qu'elle en effacerait l'apparente autonomie.
Extraits des lettres 37
Ne craignez pas les suggestions psychiques lorsqu'elles vous assaillent et qu'elles veulent envahir votre cœur en vagues sans cesse renouvelées, mais abandonnez intérieurement toute volonté à Dieu et restez calmes ; ne vous agitez pas, détendez-vous et ne vous contractez pas, et dormez, si vous pouvez, jusqu'à ce que vous soyez rassasiés, car le sommeil est bénéfique à l'heure des détresses ; il comporte des bienfaits merveilleux, puisqu'il est en lui-même un abandon à la volonté divine. Or, quiconque abandonne sa volonté à son Seigneur, Dieu le prendra par la main. Ne craignez donc pas les suggestions psychiques lorsqu'elles augmentent, mais soyez comme nous vous le disions et vous en profiterez; - que Dieu maudisse qui vous ment ! C'est par l'effet de ces tribulations que la conscience de l'Unité s'établira dans vos cœurs et que les doutes et les imaginations vous quitteront. Ainsi vous progresserez dans la voie et vous atteindrez le bien, à savoir la cessation et la libération de toute erreur. Et gare à vous, ne vous faites pas de soucis à cause de la multitude des obstacles ou empêchements, car le bien (que Dieu le fortifie) les pliera en votre faveur, si vous persévérez dans ce que nous vous indiquions. Un certain lettré me dit un jour : « C'est la concupiscence qui me nuit ». A quoi je répondis : « C'est elle, précisément, qui me fit du bien. Je suis comblé des bienfaits de Dieu et des bienfaits de la concupiscence, et par Dieu, je lui en saurai toujours gré!, » Les hommes de la connaissance de Dieu ne fuient pas les choses comme les autres les fuient, car ils contemplent leur Seigneur en toute chose. Les autres les fuient parce que la vision des choses existantes les empêche de voir Celui dont l'existence découle. A ce sujet, l'illustre maître Ibn 'Ataï-Llâh dit dans ses Hikam : « Les dévots et les ascètes ne s'isolent de toute chose que parce qu'ils s'y trouvent retranchés de Dieu ; s'ils Le contemplaient en toute chose, ils ne s'en isoleraient pas. »
Et sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que rien ne nous empêche de contempler notre Seigneur sauf le fait de nous occuper des désirs de nos âmes. Ne dites pas que c'est l'existence qui voile l'existentiateur, car par Dieu, ce n'est que l'imagination (wahm) (1) qui nous Le voile, l'imagination qui produit l'ignorance. Si nous savions, elle nous conduirait à la science de la certitude (2), et la certitude arracherait nos cœurs et nos consciences intimes de la vision des choses éphémères...
(1) Il s'agit, non pas de l'imagination en tant que simple faculté plastique du mental, mais du fait d'attribuer aux choses une réalité qu'elles ne possèdent pas.
(2) 'Ilm al-yaqîn, allusion aux trois degrés de la connaissance intuitive désignés par les termes coraniques: 'îlm al-yaqîn (science de la certitude), 'ayn al-yaqîn (œil de la certitude) et haqq al-yaqîn (vérité de la certitude).
Extraits des lettres 38
Il n'y a pas de chose plus propice à la concentration du cœur sur Dieu que le silence et le jeûne, comme il n'y a pas de chose plus propice à sa dispersion que l'excès de nourriture et de paroles, même sur ce qui nous concerne...
Extraits des lettres 39
Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que les maîtres de la voie qui unissent dans leur état le ravissement (jadhb) et la méthode (sulûk) - et l'on peut également dire: l'ivresse et la sobriété - sont les vrais intermédiaires entre nous et notre Seigneur, à l'exclusion de ceux qui ne possèdent que la méthode sans être ravis ou qui sont ravis sans méthode, ou bien, en d'autres termes: ceux qui sont ivres sans sobriété ou sobres sans ivresse. Celui qui s'attache aux vrais intermédiaires se sauve, et celui qui s'oppose à eux se noie, puisque les Soufis ont dit que celui qui n'a pas de maître, a Satan pour maître...
Extraits des lettres 40
Si tu me dis: « Notre maître, le seigneur 'Ali (que Dieu soit satisfait de lui) était large, tandis que toi tu es étroit, » je te répondrai: « Il était large et il était étroit également; il était à la fois doux et rude, fort et faible, riche et pauvre; il était un océan sans rives. Sa science était plus douce que le sucre et plus amère que la coloquinte. Car il répétait toujours cette parole du saint Abûl-Muwâhib at-Tûnsi : « Si quelqu'un prétend qu'on peut contempler la Beauté divine sans avoir été éduqué par la Rigueur divine, rejette-le, car c'est un Antéchrist (dajjâl) »...
Extraits des lettres 41
Ecoute ô faqir cette histoire et retiens la, ne l'oublies pas et racontes-la à ton heure à tes frères dans la voie.
La voici: je recevais un groupe de visiteurs, des frères qui, avant cette visite, m'avaient pris pour leur maitre dans la voie. Ils venaient de la ville de Taza (que Dieu la protège de toute calamité). Or deux de ces hommes me dirent: « Nous avons l'intention de passer par la ville de Fès (que Dieu la garde). » Je leur répondis:
« Non, retournez avec vos frères, c'est mieux et plus sûr; il y a une bénédiction dans le fait de rester unis." Alors ils me dirent: « Nous voulons acheter un petit seau là-bas. »
Je leur répondis: « Maintenant c'est l'heure du pèlerinage, et c'est lui qui détermine votre chemin; vous y trouverez ce qui vaut des seaux, des bocaux, des marmites et bien d'autres choses encore. » Ils me demandèrent:
« Dieu est-Il en cause? »
« Il n'y a pas de doute, je leur dis, que vous devez vous dépouiller de toute volonté propre, car remettre sa volonté au maître spirituel c'est en réalité la remettre à Dieu, et c'est en cela que l'élection suprême consiste. Le maître sublime, le saint Abû Ja'far al-Haddâd, qui fut le maître de Junayd même, a dit : « Pendant quarante ans j'ai désiré de désirer quelque chose pour que je me prive de ce que je désire; or, je n'ai rien trouvé que je désire. » Un autre maître dit: « Jamais Dieu ne m'a placé dans un état que j'eusse détesté, ni transféré dans un état que j'abhorre. »
Et le maître sublime Seyyidî ash-Sherîshî dit dans sa Zâiya: « Qui n'est pas marqué par le dépouillement de sa volonté, qu'il n'espère pas de sentir l'odeur du faqr (1).
Après tout cela je leur dis: « Quelqu'un a beaucoup insisté pour que je lui donne le wîrd (2) Or dès que je le lui ai donné, il me dit: « Je veux retourner dans mon pays, ou aller dans tel pays. » Je lui répondis: « Aussitôt arrivé aussitôt parti ! Cela pouvait se passer ainsi avant que tu ne m'as pris pour maître; maintenant c'est moi qui choisis pour toi et non pas toi qui choisis pour toi-même... »
(1) Al-faqr, la pauvreté spirituelle considérée ici comme la qualité par excellence du contemplatif.
(2) Al-wird, l'ensemble des formules sacrées que le maître spirituel transmet au disciple avec son autorisation de les réciter.
(Moulay al-‘Arabî ad-Darqâwî, Lettres d'un maître soufi le Sheikh al-‘Arabî ad-Darqâwî, traduites de l'Arabe par Titus Burckhardt).