13 Janvier 2011
Extraits des lettres 42
De même que vous nous aimez, nous vous aimons, et Dieu est garant de ce que nous disons; nous vous aimons que Dieu vous bénisse dans la mesure où vous vous rapprochez sans cesse de la Miséricorde divine, ou disons: dans la mesure où vous vous plongez sans cesse dans la Miséricorde divine, qui est l'essence même de l'Envoyé de Dieu sur lui la bénédiction et la paix. Rapprochez-vous donc de lui par la répétition de la prière sur lui, comme nous vous le disions avant ces jours-ci...
Extraits des lettres 43
La maladie qui afflige ton cœur est une des choses qui frappent les hommes aimés de Dieu car "parmi les hommes les plus durement éprouvés sont les Prophètes, puis les saints, puis ceux qui leur ressemblent de près et de loin". Ne t'attriste donc pas, car cela arrive de préférence aux hommes de sincérité et d'amour, pour les faire progresser vers leur Seigneur. Par cette souffrance, leurs cœurs se purifient et se transforment en pure essence. S'il n'y avait pas ces rencontres avec la réalité, personne n'atteindrait la connaissance de Dieu, loin de là, car "s'il n y avait par les arènes des âmes, les coureurs ne pourraient pas s'élancer", comme il est dit dans le Hikam de Ibn 'Atâï-Llâh. On y trouve également: "Dans la variété des traces et le changement des états j'ai reconnu Ton intention à mon égard, celle de Te montrer à moi en toutes choses pour que je ne T'ignore en aucune chose." En ce même sens, les initiés ont dit: « C'est lors des renversements qu'on distingue les hommes des hommes ». Dans le Coran il est dit: « Les gens comptent-ils donc qu'ils soient laissés (en paix) parce qu'ils disent: nous croyons, et qu'ils ne soient pas éprouvés? » (XXIX, 1).
Ecoute également ce qu’on raconte de l'attitude de ceux qui connaissent Dieu: lorsqu'il fut dit à notre Seigneur 'Umar ben 'Abdul-'Azîz (que Dieu soit satisfait de lui): Que désires-tu?", il répondit: « Ce que Dieu décidera ». L'illustre maître, notre seigneur 'Abd al-Qâdir al-Jîlànî dit à ce sujet:
« Ce n'est pas à moi, si l'épreuve me visite, de m'en détourner,
Ni, si la jouissance m'inonde, de m'y abandonner;
Car je ne suis pas de ceux qui se consolent de la perte d'une chose
Par une autre; je ne veux pas me passer du Tout. »
Et l'illustre maître Ihn 'Atâi-Llâh dit dans ses Hikam: « Que la douleur de l'épreuve soit allégée pour toi par ta connaissance du fait que c'est Lui, exalté soit-Il qui t'éprouve ».
Il n'y a pas de doute que pour les hommes de Dieu, leur meilleur moment est celui de leur détresse, car c'est par elle qu'ils augmentent, comme dit l'illustre maître Ibn 'Atâï-Llâh dans ses Hikam: « Le meilleur de tes moments est celui où tu es conscient de ta détresse et que tu es renvoyé à ta propre impuissance... Peut-être trouveras-tu dans la détresse des bienfaits que tu n'as pu trouver ni dans la prière ni dans le jeûne. » La détresse n'est autre chose que l'intensité du besoin. Le maître de notre maître, al-'Arabî Ibn 'Abd-Allâh, appelait la détresse l' « incitation », parce qu'elle incite celui qu'elle frappe de progresser dans la voie de son Seigneur. Et notre propre maître (que Dieu soit satisfait de lui) disait : « Si les gens savaient ce que le besoin comporte de secrets et de bienfaits, ils n'auraient besoin que d'avoir besoin. » Et il disait également que la détresse tenait lieu du Nom suprême (de Dieu). Par contre, il considérait le pouvoir comme une limitation.
D'un autre côté, nous constatons que la connaissance de Dieu écarte de nous l'épreuve, comme elle en préserva d'autres que nous et notamment les Prophètes (sur eux la prière et la paix) et les saints. Dieu, exalté soit Il, dit dans le Coran: « Nous dîmes au feu: ô feu sois fraîcheur et protection sur Abraham. Ils ont voulu lui tendre un piège, mais nous les avons fait perdre, et nous l'avons sauvé, etc. » (XXI, 69-71). Dieu dit également: « Et il est dit à ceux qui craignent (Dieu): qu'est-ce que Dieu descendit? Ils répondirent: du bien" (XVI, 30); et cela bien que Dieu ne « descende » les grandes épreuves que sur eux, par amour et par attention pour eux, ainsi qu'il est dit dans le Coran sublime: « Combien de Prophètes furent tués, etc. » (III, 145), et de même:
« Si vous avez été frappé d'une plaie, (sachez que) le peuple (1) fut frappé d'une plaie semblable (avant vous) » (III, 140) et ainsi de suite. Cependant, leur connaissance de Dieu et leur absorption dans la contemplation de l'infinité de Son essence les rend indifférents au bien et au mal; ils ne contemplent que leur Seigneur; de même qu'ils Le contemplent dans la jouissance, ils Le contemplent dans la douleur, puisqu'Il est à la fois Celui qui fait jouir (al-mun'im) et Celui qui châtie (al-muntaqim); ou bien: de même qu'ils Le contemplent dans le don, ils Le contemplent dans la privation, comme le dit l'illustre maître Ibn 'Atâï-Llâh dans ses Hikam: « Quand Il te donne, Il te fait contempler Sa bonté, et quand Il te prive, Il te fait contempler Sa puissance victorieuse (qahr); Il est en tout cela Celui qui se fait connaître à toi et qui t'approche par Sa clémence (lutf) ». En somme, Dieu est pour eux à la fois qualifié de majesté terrible (jalâl) et de bonté (jamâl); quant à l'épreuve, ils ne la connaissent pas, et elle ne les connaît pas, puisqu'elle ne frappe que ceux qui sont sous le voile et non pas ceux pour qui le voile a été retiré, car la cause de l'épreuve c'est l'existence du voile, et la perfection de la jouissance n'est autre chose que la vision de la Face de Dieu, le Généreux. Tout ce que les cœurs éprouvent de chagrin et de tristesse ne vient que de ce qu'ils sont retranchés de la vision essentielle, ainsi qu'il est dit dans les Hikam de Ibn 'Atâï-Llâh.
(1) Qawm en Soufisme on désigne par ce terme les initiés.
Extraits des lettres 44
Tout le bien est dans l'invocation (dhikr) de Dieu, puisqu'Il dit (exalté soit-Il): « Les hommes et les femmes qui invoquent Dieu beaucoup, Dieu leur a préparé le pardon et une récompense immense » (Coran, XXXIII, 35). Il dit également: « Souvenez-vous de Moi, je me souviendrai de vous, et remerciez-Moi et ne soyez pas infidèles » (II, 147) (1). De même: « Malheur à ceux dont les cœurs se durcissent à la mention (dhikr) de Dieu; ceux-là sont dans une erreur évidente » (XXXIX, 23). Le Prophète (sur lui la paix) rapporta cette parole divine (2):
« Je suis auprès de celui qui M'invoque ». Que cela suffise pour l'excellence de l'invocation et le blâme de son oubli. Et si cela ne nous suffisait pas, à savoir les paroles divines que nous avons citées aucune chose ne nous suffirait et il n'y aurait aucun bien en nous. Dieu promet à ceux qui L'invoquent une récompense immense, et en fait. Nous n'avons pas besoin d'autre chose (que de l'invocation) Tout ce qu'il nous faut, c'est contrecarrer nos désirs passionnels (3), car par cela nous acquérons la science infuse, et par elle nous acquérons la grande certitude, et la grande certitude nous délivrera de tous les doutes et soucis et nous conduira vers la présence du Roi infiniment Connaissant. Il n y' a pas de divinité hormis Lui. Salut.
(1) Ou : mentionnez-Moi et Je vous mentionnerai {adhkurûnî adhkurûkum). Le verbe dhakara dont dérive le substantif dhikr, comporte à la fois les significations de: se souvenir, mentionner, invoquer.
(2) Hadith qudsî : Il s'agit d'une révélation transmise en dehors du Coran, mais dont la nature éminemment sacrée (qudsî) et divine est indiquée par le fait que Dieu y parle de Lui-même à la première personne.
(3) Ce qui est à la fois une condition et un effet du dhikr.
Extraits des lettres 45
Ecoutez ce que j'ai dit à l'un de nos frères pour lui donner du courage. Car il avait peur de se marier, à cause des tentations que la mariage comporterait, comme beaucoup des nôtres en ont eu peur. Je lui dis donc: nous voyons qu'il existe des hommes qui, sans être des hommes d'élite, vivent au milieu de multiples occupations comme s'ils n'en avaient point, tandis que d'autres, qui n'ont charge que de leur propre tête, l'embourbent à ce point qu'ils sont toujours en grande peine. Cela vient de ce qu'ils ne cessent pas de faire des projets et de se charger de mille soucis. Il me paraît dès lors (mais Dieu est plus savant) que les vrais hommes (ou : les hommes virils (ar-rijâl)) ne se laissent distraire de leur Seigneur par aucune chose, et le souci pour la famille est la moindre des choses. Sur quoi se fie donc celui qui, parmi vous, aspire à l'union et qui, dans ce but, abandonne toute activité visant au gain dans ce monde-ci ou dans l'autre? Quoi de plus étonnant que celui qui donne tout le tort à son activité professionnelle, s'il n'a pas su se parfaire lui-même !
Il dit: « Si j'avais quitté mes affaires pour m'occuper entièrement de mon Seigneur, je serais dans un meilleur état »; et pourtant, il y a dans sa vie bien des moments perdus; il ne les voit pas, et ne donne pas le tort au fait de les gaspiller sans s'occuper de son Seigneur. C'est là son égarement et sa perte, car il ne lui convient pas d'accuser ses affaires de lui avoir fait négliger le salut de son âme et celui de sa famille, tant qu'en ses moments libres il ne paie pas la part due au Seigneur. Salut.
Extraits des lettres 46
Dieu (exalté soit-Il) me combla au début de ma voie et dans mon adolescence - j'étais alors à Fès, en l'an onze cent quatre-vingt-deux -, de sorte que je ne visse en moi-même, dans tout être et en toutes choses, que Dieu seul (exalté soit-Il); en la "vision" même de Dieu je voyais le Prophète (que Dieu prie sur lui et lui donne la paix), ou en la "vision" même du Prophète je voyais Dieu (exalté soit-Il). Par cette contemplation, j'étais continuellement ivre et continuellement sobre. En certains moments, cette ivresse et cette sobriété étaient si intenses que ma peau se déchirait presque et que ma personne en fût anéantie, mais mon Seigneur me donna une force que je n'avais jamais connue et dont je n'avais jamais entendu parler, en mettant ma force dans ma faiblesse, ma chaleur dans ma froideur, ma gloire dans mon humiliation, ma richesse dans mon indigence, ma puissance dans mon impuissance, mon aise dans mon étroitesse, mn dilatation dans mon resserrement, mon aide dans ma défaite, mon existence dans ma non-existence, mon élévation dans mon abaissement, mon atteinte (du but) dans mon retranchement (de lui), ma proximité (de Dieu) dans mon éloignement (de Lui), mon intimité (avec Lui) dans mon rejet, mon salut dans ma corruption, mon gain dans ma perte, mon ascension dans mon abimation, et ainsi de suite, et c'est pour cette raison que mes pas suivirent sûrement la voie jusqu'à pouvoir vivre en ce temps difficile, sans ami, je veux dire sans maître spirituel, car il n'y a pas de doute qu'en ce temps-ci les vertus sont devenues rares, tandis que le mal abonde.
Extraits des lettres 47
Un certain homme nous fréquenta pendant environ huit ans, et pendant tout ce temps, son attitude envers nous variait: tantôt son amour augmentait et tantôt il s'affaiblissait. Or, comme nous étions un jour avec lui, nous lui parlâmes d'une manière qui toucha le fond de son cœur (mais Dieu est plus savant). Dès lors, il se détourna dans une certaine mesure du monde et se rapprocha de nous avec un grand élan. Et voici que les aperçus spirituels l'envahirent par vagues, alors qu'il n'en avait aucune expérience, et ils redoublèrent tant qu'il pensait qu'il n'y avait sur terre aucun homme plus sage que lui. Il accourut donc pour nous faire part de sa connaissance, puisque nous habitions éloignés l'un de l'autre, et lorsqu'il nous eut parlé et nous lui répondîmes, il nous contredit au nez, nous lançant ses mots en pleine figure et se fâchant; tout cela en présence d'une assemblée de frères (que Dieu soit satisfait d'eux). Comme son attitude habituelle envers nous n'avait jamais été telle, nous lui pardonnâmes, mais lui, il ne nous pardonna pas et continua de nous faire la guerre avec sa nouvelle science. Nous étions assis là devant lui comme le voleur avec sa bande devant leur juge. Cependant, nous n'acceptâmes pas son discours sauf en partie, dans la mesure où nous le trouvions juste. Après nous avoir fait bénéficier de ses découvertes, il nous quitta et alla trouver quelques frères qui étaient bien intentionnés à notre égard et nous aimaient, mais dont l'état spirituel était faible, de sorte qu'ils n'avaient d'autres ressources que celles de la théorie. Il les ébranla dans leur intention, leur amour et leur sincérité, et réussit presque à les entraîner loin de l'intention pieuse et de l'amour sincère. Or il essaya de nous ramener de l'état d'isolement (tajrîd) vers l'activité dans le monde, à quoi nous répondîmes: « Quant à nous, si nous devions retourner vers ce que tu nous proposes, nous le ferions sans perte de vertu, car nous tous nous connaissons l'un et l'autre côté (le monde et l'esprit), mais à toi ne convient que la fuite devant la sensualité (al-hiss), pour qu'elle ne te reprenne pas, comme elle a repris beaucoup de tes pareils et même ceux dont l'état spirituel était plus fort que le tien. Gare à toi, si tu veux le salut de ton âme, écoute ce que je te dis et suis le; que Dieu te prenne par la main! La sensualité, mon frère, est encore bien proche de toi, puisque tu ne connais qu'elle, comme la plupart des gens. La majorité ne connaissent que le sensible et non le spirituel, ni la voie qui y mène. Or, si tu veux la suivre, fuis la sensualité, comme nous l'avons fuie, dépouille-toi d'elle, comme nous nous en sommes dépouillés, et combats-la, comme nous l'avons combattue, et marche par où nous avons marché. Si tu veux le sensible, mon frère, tu ne désires pas l'esprit et ton cœur ne s'y attache pas, car tout ce qui augmente les sens diminue la spiritualité et inversement... » Mais il n'accepta pas nos paroles, de sorte que la sensualité, contre laquelle nous l'avions mis en garde, lui enleva les aperçus spirituels qui l'avaient envahi et ne lui en laissa même pas l'odeur; et Dieu est garant de ce que nous disons.
(Moulay al-‘Arabî ad-Darqâwî, Lettres d'un maître soufi le Sheikh al-‘Arabî ad-Darqâwî, traduites de l'Arabe par Titus Burckhardt).