14 Juin 2010
Laqad kâna lakum fî rasûli Llâhi uswatun hasana, « Certes, il y a pour vous dans l'Envoyé de Dieu un modèle excellent » (Cor. 33 : 21) : ce verset coranique institue sans ambiguïté le paradigme auquel devra faire référence en islam toute forme concevable de perfection. Cette référence – si abondamment invoquée dans les écrits et les propos – peut être l'expression d'une foi sincère. Elle peut aussi, bien sûr, n'être qu'un simple gage de conformité voilant des intérêts, des calculs ou des peurs. Mais il reste qu'on ne peut comprendre l'histoire des sociétés islamiques sans prendre en considération le rôle central qui est le sien dans la constitution des normes individuelles et communautaires et dans la définition de l'idéal auquel ces normes sont ordonnées : car cette imitatio Prophetae, sous quelque aspect qu'elle se présente, est toujours une asymptote. Elle ne peut que tendre, sans jamais l'atteindre, à la plénitude insurpassable du « modèle excellent ».
Pour la âmma – pour le commun des croyants – cette imitation gardera souvent un caractère relativement extérieur : au-delà du respect des formes légales qui découlent de la pratique ou des propos du Prophète et s'imposent à tous, le pieux musulman s'efforcera, entre plusieurs comportements également licites, de choisir celui pour lequel le Prophète a marqué une préférence et donc de privilégier par exemple certains gestes, certains vêtements, certaines nourritures. Mais Muhammad a été envoyé par Dieu pour « parfaire » les makârim al-akhlâq, les « nobles caractères » ou les « nobles vertus » 1 et l'imitatio Prophetae ne saurait se limiter à une scrupuleuse observance des conduites apparentes dont la tradition livre l'exemple. Elle doit viser aussi, dans la mesure du possible, à conformer l'être intérieur du croyant au modèle prophétique. De ce principe découle, non pas à proprement parler un système de valeurs éthiques – ces dernières se trouvent déjà énoncées dans le Coran – mais un mode de représentation de ces valeurs, fondé sur l'existence historique d'un homme qui les incarne.
Cette forme d'adhésion à la uswa hasana, cependant, n'épuise pas les virtualités du modèle muhammadien. De manière plus ou moins explicite selon les auteurs, les maîtres spirituels – et pas seulement ceux qui appartiennent à des époques tardives – vont élaborer une doctrine qui identifie le Prophète à l'Insân kâmil, à l'Homme Parfait, nuskhat al-haqq, « image de Dieu », cause finale de la création toute entière. Je ne m'étendrai pas sur cette notion et sur toutes celles qui lui sont connexes – celles entre autres de nûr muhammadî (« Lumière muhammadienne ») ou de haqîqa muhammadîyya (« Réalité muhammadienne »). L'exploration en a été entreprise depuis longtemps et bien qu'elle soit, à mon avis, loin d'être terminée – nombre de textes fondamentaux n'ont pas été analysés de façon suffisamment pénétrante – des travaux comme ceux de Nicholson, de Toshihiko Izutsu ou, plus récemment, d'un jeune compatriote de ce dernier, Masataka Takeshita, dessinent assez clairement les grandes lignes de cette anthropologie sacrée 2. L'insân kâmil est, selon la formule d'Ibn Arabî, l'« isthme » (barzakh) entre Dieu et l'univers 3, il « conjoint les réalités divines, c'est à dire les Noms (de Dieu), et les réalités créaturelles » 4 ; il est la Parole totalisatrice (al-kalima aljâmi'a) 5 qui contient toutes les Paroles de Dieu, c'est à dire tous les êtres 6. La « perfection » dont il s'agit ici ne doit pas être comprise en un sens simplement moral, bien qu'elle implique nécessairement mais à titre subordonné l'excellence des vertus : elle est de nature métaphysique et, même si tout membre du genre humain a en principe vocation à ce statut éminent, elle ne peut être véritablement assignée qu'à celui en qui s'accomplit intégralement le théomorphisme originel de l'homme que Dieu a créé « selon Sa Forme » ainsi que l'énonce un hadîth souvent cité 7. Ce miroir sans défaut en lequel Dieu Se contemple 8 n'est autre, stricto sensu, que le Prophète lui-même 9. Mais, en ce « dernier tiers de la nuit » où l'univers est entré, à la mort de Muhammad 10, l'insân kâmil reste cependant présent jusqu'à la consommation des siècles en la personne des awliyâ, des saints (singulier walî), qui sont les héritiers (wurathâ) du Prophète 11.
1 Pour les références de ce hadîth, voir WENSINCK, Concordance, II, p. 75.
2 Cf. en particulier, R.A. NICHOLSON, Studies in Islamic Mysticism, Cambridge, 1921, ch. II ; A.A. AFIFI, The Mystical Philosophy of Muhyid Din Ibnul Arabî, Cambridge, 1939, ch. II ; L. MASSIGNON, « L'homme parfait en islam et son originalité eschatologique » in Opera Minora, Beyrouth, 1963, I, pp. 107-125 ; H.H. SCHAEDER, Die Islamische Lehre vom Volkommenen Menschen, 2, D.M.G. 79, 1925, pp. 192-268 ; T. IZUTSU, Sufism ant Taoism, Tokyo, 1966, ch. XV-XVII ; R. ARNALDEZ, E12 (s.v. insân kâmil) ; Masataka TAKESHITA, Ibn Arabî's Theory of the Perfect Man, Tokyo, 1987 (où l'on trouvera une bonne bibliographie) ; M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des saints, Paris, 1986, (ch. IV).
3 Futûhât Makkiyya, Le Caire, 1329h, II, p. 391.
4 Fut. II., p. 396
5 Fut. II, p. 446.
6 Selon Ibn Arabî, tous les êtres sont des kalimâtu Llâh (Cf. par ex. Fut., I, p. 336 ; IV, pp. 5, 65, etc.). Sur les références aux principales formulations akbariennes relatives à l'insân kâmil, voir SU'AD HAKÎM, Al-mu'jam al-sûfî, Beyrouth, 1981, pp. 157-168.
7 IBN HANBAL, II, pp. 244, 251, 315 ; BUKHÂRÎ, isti'dhân, 1.
8 Sur le symbolisme du miroir chez Ibn Arabî, cf. Fut. I, p. 112 ; II, pp. 80,116, 131, 134, 290 ; IV, p. 316 ; A.A. AFIFI ed., Fusûs al-hikam, Beyrouth, 1946, I, p. 49.
9 Fut., III, p. 186.
10 Fut. III, p. 188.
11 Fut. III, p. 270. J'ai exposé ailleurs (Le Sceau des saints, ch. IV), la signification du thème de l'« héritage » (wirâtha) dans l'hagiologie d'Ibn Arabî, hagiologie qui structure à un degré insoupçonné toutes les théories ultérieures de la sainteté en islam, y compris chez les adversaires d'Ibn Arabî ou chez des auteurs qui ne me semblent pas avoir une connaissance directe de ses oeuvres (voir à ce sujet ma communication The diffusion of Ibn Arabî's doctrine au colloque de Princeton, avril 1989, Transmission of religious Culture in islam.)
Deux questions préliminaires exigent une réponse, qui sera forcément succinte. La première concerne l'emploi du mot « saint » pour traduire walî. Un de mes collègues britanniques a critiqué très vivement cet usage dans un livre récent 12. Cette traduction est assurément discutable : étymologiquement, d'abord, parce que ces deux mots renvoient à des valeurs sémantiques diamétralement opposées : transcendance, inaccessibilité pour sanctus, proximité pour walî. Doctrinalement ensuite : la conception islamique de la nature de la walâya n'est pas identique en tous points, il s'en faut, à la conception chrétienne de la nature de la sainteté. Certains saints chrétiens ne seraient pas en islam considérés comme des awliyâ et la proposition inverse est sans doute également valable. Il n'en demeure pas moins que les représentations du saint et du walî et la manière dont leurs fonctions dans l'économie du sacré sont comprises présentent assez de similitudes pour légitimer un usage ancien et commode.
D'autre part, lorsqu'on parle de saints en islam, de qui parle-t-on ? L'historien de la chrétienté peut définir approximativement le groupe d'individus auquel il s'intéresse en faisant l'addition des saints canonisés et de ceux qui, sans l'être, ont été l'objet d'une vénération attestée. Pour l'islam, nous n'avons pas cette ressource : pas de sanctoral officiel – et, quant au recensement des « cultes » populaires, il est très largement lacunaire. Je retiens donc provisoirement un critère intellectuellement peu rigoureux mais pratique : la « canonisation » par la littérature. Sont saints les personnages identifiés comme tels par la tradition hagiographique – et plus particulièrement, ceux dont les noms reviennent toujours dans les grandes compilations. Beaucoup d'hagiographes ayant été eux-mêmes canonisés par les hagiographes postérieurs, il n'est pas interdit de voir là, jusqu'à un certain point, un système de cooptation : quoiqu'il en soit, n'oublions pas que même la liste la plus extensive à ma connaissance – celle de Nabhânî, mort en 1931, qui dans son Jâmi karamât al-awliyâ 13 a recensé quelque mille quatre cents awliyâ – ne représente en fait qu'un échantillon limité de l'immense tribu des saints.
Bien que l'hagiographie nous donne souvent l'impression contraire – on a parfois le sentiment que, sous des noms différents, c'est le même walî qui revient, dans un décor à peine modifié, avec des karamât qui semblent empruntées à un magasin d'accessoires assez peu fourni – il n'y a rien de plus singulier que le saint. J'ai parlé de tribu, mais c'est une tribu dont chaque membre puise dans un pool génétique immense et divers – la surabondante réalité muhammadienne. Reste qu'on peut tout de même procéder à des regroupements, observer la récurrence de certains types dont chaque saint représente une variante 14. Je ne tenterai pas ici de les identifier. Mais il est, parmi eux, un cas sur lequel je crois devoir insister, non seulement en raison de sa fréquence mais parce qu'il met en évidence l'aspect spécifique de la perfection muhammadienne » qui est commun à tous les modèles de sainteté, si divers soient-ils.
L'illustre théologien Fakhr al-dîn Râzî vint un jour trouver un saint non moins illustre – il s'agissait de Najm al-dîn Kubrâ – et demanda à entrer dans la Voie sous sa direction. Kubrâ chargea son disciple d'installer Râzî dans une cellule et prescrivit au théologien de s'adonner dans cette khalwa à l'invocation. Il ne s'en tint cependant pas là : projetant sur Râzî son énergie spirituelle, son tawajjuh, il le dépouilla, nous dit-on, de toutes les sciences livresques qu'il avait acquises. Or, quand Râzî prit conscience que s'effaçait soudainement de sa mémoire les connaissances dont il était si fier, il se mit à crier de toutes ses forces : « Je ne peux pas, je ne peux pas ». L'expérience s'arrêta là. Râzî sortit de sa khalwa et prit congé de Najm al-dîn Kubrâ 15.
Ce détour s'imposait pour éclairer, a contrario, le cas du saint ummî. Ce dernier mot, habituellement traduit par « illettré », apparaît plusieurs fois dans le Coran, au singulier, pour qualifier le Prophète lui-même et, au pluriel, pour désigner les membres de la communauté vers laquelle il est envoyé. Je ne tenterai pas ici l'exégèse de ces versets, qui nous entraînerait trop loin. Je n'insisterai pas non plus sur l'élaboration doctrinale de la notion de ummiyya, d'« illettrisme », chez les maîtres du tasawwuf : Ibn Arabî, entre autres, explique clairement, dans le chapitre deux-cent quatre vingt-neuf des Futûhât, que l'on peut être ummî sans être analphabète dès lors que l'intellect est capable de suspendre ses opérations et qu'à l'exemple du Prophète, récepteur virginal de la Révélation, l'être s'ouvre tout entier aux lumières de la grâce : en ce sens, d'ailleurs, on peut dire que tout walî est ummî. Il est à noter, au surplus, pour démentir l'idée selon laquelle une activité « intellectuelle » serait contradictoire avec cette disposition à accueillir une illumination surnaturelle, qu'un autre grand maître de la lignée du Shaykh al-Akbar, lui-même un saint, Abd al-karîm al-Jîlî, insiste sur l'importance des livres comme supports de la baraka et comme instruments de perfectionnement spirituel 16. Nâbulusî, autre akbarien célèbre, défend le même point de vue dans un traité inédit 17.
12 Julian BALDICK, Mystical Islam, London, 1989, pp. 7-8.
13 NABHÂNÎ, Jâmî karamât al-awliyâ, le Caire, 1329/1911.
14 La distribution de ces types dans le temps et l'espace réclamerait une analyse qui malheureusement reste à faire.
15 Sur les sources de cette anecdote voir Fritz MEIER, Die fawâ'ih al-gamâl wa fawâtih al-galâl, Wiesbaden, 1957, pp. 45-46. Selon une autre version, rapportée par Tâsh KABRIZADE, (Miftâh al-sa'ada, Hayderabad, 1329, I, pp. 450-451), c'est au contraire au cours de cette retraite ordonnée par Kubrâ que Râzî aurait reçu l'inspiration surnaturelle qui guida ensuite la rédaction de son grand commentaire du Coran.
16 JÎLÎ, Marâtib al-wujûd, Le Caire, s.d., pp. 8-12.
17 NÂBULUSÎ, Kitâb al-rusukh fi maqâm al-shuyûkh, Ms Berlin We 1631, 189b ss.
(Michel Chodkiewicz, « Le saint illettré dans l'hagiographie islamique », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 1992).