20 Septembre 2012
PRÉFACE
Au nom d’Allâh le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !
Louange à Allâh qui, des agencements de Sa Parole révélée, a fait les épiphanies de la beauté de Ses attributs, et qui, des « ascendants » de Ses Attributs, a fait les orients de la lumière de Son Essence ! (1)
Il a purifié l’ouïe des « cœurs » (qulûb) de Ses amis, pour qu’ils réalisent l’audition parfaite, et Il a clarifié les « saisies intuitives » (fuhûm) de Ses saints afin qu’ils soient assurés de la vue directe (2). Il a affiné leurs secrets (asrâr) en y projetant les rayons de Son Amour, et Il a rendu leurs « esprits » épris de la contemplation extinctive dans la beauté de Sa Face (3). Puis Il leur a lancé Sa parole pour les revigorer de Ses haleines matin et soir, et Il Se les est rendus ainsi proches pour qu’ils deviennent Ses interlocuteurs intimes. Il lava alors leurs âmes (nufûs) par l’ « extérieur » de cette Parole - et, voilà, une eau en torrents ! Et Il abreuva leurs « cœurs » (qulûb) par son « intérieur » - et, voici, une mer immense s’agitant (4) ! Lorsqu’ils voulurent plonger pour en extraire les perles des secrets, l’eau les recouvrit et ils furent engloutis dans ses remous ; cependant les gués des compréhensions se remplirent de ce flux selon leurs capacités, et les ruisseaux des intelligences se gonflèrent de ses infiltrations. Les grèves des rivages firent bientôt briller pierres précieuses et pierres dispersées, et les berges des rivières offrirent à leur tour fleurs éclatantes et fruits savoureux. Devant cette exubérance de grâce, les « cœurs » commencèrent à s’en remplir « les pans et les manches », tant qu’ils n’en pouvaient compter, et les âmes se mirent à ramasser fruits et fleurs, rendant grâces de leur fortune et d’avoir atteint ainsi leur but. Quant aux « secrets », lorsque leurs ouïes furent frappées par les percussions des versets incantés, ils se dressèrent et aperçurent les éclaireurs des Attributs, et ils furent éblouis par leur beauté, et stupéfaits ; et lorsque les théophanies des Attributs éclatèrent elles-mêmes, ils furent ébahis et dissous, jusqu’à ce que, leurs « essences spirituelles » (5) parvenant aux sublimités de l’ascension, se dresse alors derrière les hypostases attributives de la beauté essentielle de la Face éternelle, qui décide qu’elles auront accès à la Contemplation Identifiante (ash-Shuhûd), mais en perdant leur propre existence, et leur en impose en même temps l’acceptation (6).
(1) [al-hamdu li-Llâh lladhî ja’ala manâdhim kalâmi-Hi madhâhir sifâti-Hi wa tawâli’ sifâti-H matâli’ nûri dhâti-Hi.]
(2) Notre traduction est ici une simplification ; le texte dit plus exactement, tout d’abord « les avenues des ouïes des « cœurs » de Ses amis », et ensuite « les allées (ou les aiguades) des sanctuaires des saisies de Ses saints ». Il y a, semble-t-il, dans les termes de l’original qui évoquent le symbolisme du départ de l’aiguade et de l’allée de l’aiguade, une intention de rendre la fonction « réceptive » de l’ouïe et celle « pénétrante » de l’intuition.
(3) Les termes techniques qalb (cœur), fahm (saisie subtile), sirr (point secret) désignent en ordre ascendant différent degrés de l’être connaissant.
(4) Les termes nafs (âme) et qalb (cœur) sont employés ici dans un sens général pour marquer une distinction entre point de vue exotérique et point de vue ésotérique.
(5) Traduction circonstancié de rûh (esprit).
(6) Le Shuhûd est techniquement « la vision de la Vérité par la Vérité » (ru’yah al-Haqq bi-al-Haqq). Cf. Jurjânî, Ta’rifât.
Gloire donc à Celui hormis lequel il n’y a pas de dieu, Lui l’Unique et le Réducteur ! Gloire à Celui qui se révèle à Ses adorateurs dans Sa Parole sous les manteaux de Ses Attributs de majesté et de beauté, en la forme de gloire de Son Essence et de Sa Perfection ! (7)
Et que la Prière (l’action divine de grâce) soit sur l’Arbre Béni (le Prophète), qu’Allâh a fait parler pour énoncer cette Parole, et qu’Il a rendu lieu oraculaire de Ses Venues et de Ses Allées (8) ; et que le Salut divin, procédant de cet Arbre pour lui-même et vers lui-même, soit sur lui et sur sa Famille, les dépositaires de la Science divine et du Livre précieux, ainsi que sur ses Compagnons, chez lesquels la Religion trouva un abri bien gardé ! (9)
(7) [fa-subhâna man lâ ilâha illâ Huwa al-Wâhid al-Qahhâr, subhâna man yatajallâ fî kalâmi-Hi bi-sahlil sifât jalâli-Hi wa jamâli-Hi ‘alâ ‘ibâdi-Hi fî sûrat hâ’ dhâti-Hi wa kamâli-Hi.]
(8) Synthèse de deux symboles de l’Homme universel : l’Arbre Béni (ash-Shajarah al-Mubârakah), ou l’Olivier, qui donne l’huile de Lumière (Cor. 24, 35) et le Buisson Ardent du Lieu Béni (al-Buq’ah al-Mubârah) (Coran 28, 30).
(9) [wa-s-salât ‘alâ ash-shajaratu al-mubârakah lladhî antaqahâ hadhâ al-kalâm wa ja’alahâ mawridah wa masdarah minhâ wa lahâ wa ilayhâ wa ‘alayhâ as-salâm wa ‘alâ âlihi lladhîna hum makhzan ‘ilmih wa kitâbihi al-‘azîz wa ashâbihi lladhîn asbaha ad-dîn bi-him fî hurz harîz.]
Appliqué de longue date à la récitation du Coran et à la méditation de ses idées avec la puissance de la foi, je me trouvais, malgré ma constance dans les récitations quotidiennes, la poitrine (sadr) toujours serrée et l’ « intérieur » (fu’âd) trouble, mon « cœur » (qalb) n’y trouvant aucune dilatation (10). Cependant, mon Seigneur ne m’en détournait pas : c’est ainsi que je me trouvai en fin de compte habitué à cette pratique et attaché à elle, et que j’accédai à la saveur de sa coupe et de son breuvage. Alors je me suis senti l’âme revigorée [nashît an-nafs], la « poitrine » détendue [falj as-sadr], la « conscience » élargie [muttasi’ al-bâl], le « cœur » étendu [munbasit al-qalb], le « secret » épanoui [fasîh as-sirr] ; je fus ainsi heureux en tout instant et en toute circonstance [tayyib al-waqt wa-l-hâl], l’ « esprit » réjoui [masrûr ar-rûh] de cette ouverture de grâce (futûh) (11), et comme abreuvé aux mulsions du soir et du matin (12). En cette condition d’esprit, de chaque verset du texte sacré se dévoilait à oi des significations que ma langue ne savait exprimer ; d’un côté aucune puissance ne pouvait les mettre par écrit et les agencer, mais d’un autre, aucune force n’arrivait à en empêcher la divulgation et la publication. Alors je me suis rappelé l’enseignement du Prophète illettré et véridique - que sur lui soient les meilleures grâces attirées par les invocations de tous les êtres doués de paroles ou muets, lui qui m’a rendu fier de ce qu’il a apporté d’au-delà de toute recherche et de tout souhait - enseignement disant : « Aucun verset du Coran ne descendit (dans la révélation) sans qu’il comporte un « dos » (zahr) et un « ventre » (batn) ; et toute lettre (d’un verset) a une « limite » et toute limite a un « mirador » (mutalla’) » (14). Or je compris que le « dos » est l’explication exotérique (at-tafsîr) et le « ventre » est l’interprétation ésotérique (at-ta’wîl) (15), la « limite » est ce où cessent les compréhensions du sens verbal (16), et le « mirador » le point contemplatif où l’on monte pour jouir du spectacle du Roi Très-Savant (17). On a aussi rapporté de la part de la part de l’Imâm certificateur, notre chef précurseur, Ja’afar ben Muhammad as-Sâdiq (18) qu’il s’est exclamé : « Allâh Se révèle à Ses serviteurs dans Sa Parole (le Coran), mais vous ne voyez pas ! » (19). Et on rapporte de lui encore qu’il tomba une fois évanoui pendant qu’il faisait le rite de la prière (as-salâh), et, comme on lui en demanda ensuite l’explication, il répondit : « Je ne cessais de répéter le même verset jusqu’à ce que j’arrive à l’entendre de la part même de Celui qui parle par ce verset ! » (20).
(10) Le sadr et le fu’âd sont techniquement deux enveloppes du qalb ; en prévenant le lecteur des transpositions nécessaires, on pourrait les traduire respectivement par « péricarde » et « endocarde ».
(11) Le futûh (futûhât au pluriel) est plus précisément une « ouverture » inattendue.
(12) La mention des deux breuvages quotidiens de lait frais est en rapport avec le symbolisme du « lait » initiatique conférant la « science des Lois révélées » (‘ilm ash-Sharâ’i’).
(13) [‘alayhi afdal as-salawât min kulli sâmit wa nâtiq].
(14) [mâ nazala mina-l-qur’ân âyah illâ wa lahâ dhahr wa batn wa li-kulli harf hadd wa li-kulli hadd mutalla’]
(15) Il est facile de remarquer que les racines des termes zahr et batn sont également celles des termes zâhir « extérieur », « exotérique », et bâtin « intérieur », « ésotérique ».
(16) [al-hadd mâ yatanâhî ilayhi al-fuhûm min ma’nâ al-kalâm].
(17) [al-matla’ mâ yas’udu ilayhi minhu fa-yatla’u ‘alâ shuhûd al-Malik al-‘Allâm].
(18) Descendant du Prophète, autorité religieuse aussi bien pour les Sunnites que pour les Chi’ites, et dernier des « Imâms » reconnus à la fois par les Duodécimains et par les Ismaéliens. Mort à Médine en 148/765.
(19) [laqad tajallâ Allâh li-‘ibâdi-Hi fî kalâmi-Hi wa lakin lâ tabsirûn].
(20) [mâ ziltu uraddidu-l-âyah hattâ sami’tuhâ mina-l-mutakallim].
C’est ainsi que je conçus l’idée de noter certaines choses qui s’offraient à mon esprit par moments, en fait de « secrets » (asrâr) de réalités intérieures et de « lumières » (anwâr) surgissant des visions miradoriales, choses autres que ce qui se rapporte aux acceptions extérieures (zawâhir) et aux dispositions juridiques (hudûd), car celles-ci connaissent des limites infranchissables. Quant à ce dernier point comme on le sait, on a dit que « celui qui interprète le texte sacré d’après son avis individuel, est mécréant » (man fassara bi-ra’yi-hi faqad kafara) (ce qui se rapporte donc au tafsîr). Mais quand il s’agit de ta’wîl, celui-ci ne saurait donner prise à aucun reproche de ce genre, car la portée de ses significations varie avec les conditions de l’auditeur et selon ses moments spirituels, d’après les phases de l’itinéraire de celui-ci, et au niveau qui lui est propre : chaque fois que l’être s’élève au-dessus de son maqâm (station), pour lui s’ouvre la porte d’une compréhension nouvelle, et il découvre la subtilité d’un sens prédisposé. (21)
(21) [wa ammâ at-ta’wîl fa-lâ yabqî wa lâ yadhur fa-innahu yakhtalif bi-hasbi ahwâl al-mustami’ wa awqâtih fî marâtib sulûkihi wa tafâwut darajâtih wa kullamâ taraqqâ ‘an maqâmih nfataha lahu bâb fahm jadîd wa atla’a bihi ‘alâ latîf ma’nâ ‘atîd].
J'entrepris donc de remplir ces feuillets en y inscrivant ce qui me venait à l'esprit par coïncidence providentielle, mais en m'abstenant de voltiger dans le domaine du tafsîr, ou de plonger dans les eaux des études incertaines, et j'ai fait mon travail en suivant le texte du Livre et son ordonnance, sans reprendre toutefois les choses qui se répètent textuellement ou semblablement. Les points qui ne comportent pas de ta'wîl selon moi, ou qui n'en ont pas besoin, je ne les ai point retenus. Je ne prétends nullement avoir atteint l'extrémité du possible dans ce que j'expose, loin de là ! Les aspects de la compréhension ne se limitent pas à ce que j'ai pu en saisir, et la Science d'Allâh n'est pas conditionnée par ce que je connais moi-même. Et malgré cela, ma compréhension ne se limite pas à ce que j'ai mentionné ici ; et je pourrais même dire que, dans les choses dont j'ai traité, il m'est apparu quelques fois certains aspects dans les profondeurs desquels je me perdais.
Les prescriptions dont la finalité semble bien d'ordre extérieur et qui pouvaient néanmoins comporter une interprétation ésotérique (ta'wîl), je ne les ai interprétées ainsi que très peu — tout juste pour qu'on sache qu'une telle intelligence des choses est possible, et que des choses analogues sont admissibles quand on constate que quelqu'un passe au delà des aspects apparents — car l'interprétation en mode ésotérique de telles dispositions n'échappe pas à l'arbitraire, et la vertu exige de ne pas s'attribuer de devoirs qu'on ne peut remplir comme il faut.
Il se peut qu'à un autre que moi se présentent des aspects plus beaux que ceux que j'ai pu retenir ici moi-même et plus engageants, certaines choses pouvant être plus faciles à d'autres. Allâh a dans chaque « parole » d'autres « paroles » qui ne finiraient pas, alors que finiraient les gouttes de la mer (si celles-ci servaient d'encre pour transcrire les paroles du Seigneur, cf. Coran 18, 109). Comment arriverait-on alors à les recenser et compter ? Chaque « parole » est comme un « modèle » (unmûdhaj) pour les gens du goût et de l'expérience spirituelle directe (22), modèle auquel ceux-ci font face et selon lequel ils se configurent pendant leur récitation du Coran. Alors (par un effet de cette assimilation face à face) se dévoile à eux ce qui leur a été prédisposé des trésors cachés de la science du Coran, et se manifeste en eux ce qu'ils peuvent contenir des arcanes de son mystère profond. Et Allâh est le Guide pour les Gens d'effort, sur la voie de l'intuition et de la contemplation et, pour les gens de désir, vers les breuvages de la saveur. En vérité, Il est le Maître qui confère la réalisation et dans la main duquel se trouve la réussite !
(22) [wa-li-Llâh ta’âlâ fî kulli kalimah kalimât yanfudual-bahru dûna nafâdihâ fa-kayfa as-sabîl ilâ hasrihâ wa ta’dâdihâ lâkinnahâ unmûdhaj li-ahli adh-dhawq wa-l-wijdân]
(23) [wa-Llâh al-Hâdî li-ahl al-mujâhadah ilâ sabîli al-mukâshafah wa-l-mushâhadah wa li-ahli-l-shaww ilâ mashârib adh-dhawq, inna-Hu waliyyu at-tahqîq wa bi-yadi-Hi at-tawfîq].
(Michel Vâlsan, Un commentaire ésotérique du Coran : les Ta'wîlâtu-l-Qur'ân d'Abd ar-Razzâq al-Qâshânî - La préface, Etudes Traditionnelles n° 376, Mars-Avr. 1963, p. 75. Les annotations entre crochets […] ne sont pas de l’auteur mais de ce blog et consistent en des translitérations à partir du texte arabe).