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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon : La résolution des oppositions (1)

BoussoleDans le chapitre précédent, nous avons parlé de complémentaires, non de contraires ; il importe de ne pas confondre ces deux notions, comme on le fait quelquefois à tort, et de ne pas prendre le complémentarisme pour une opposition. Ce qui peut donner lieu à certaines confusions à cet égard, c’est qu’il arrive parfois que les mêmes choses apparaissent comme contraires ou comme complémentaires suivant le point de vue sous lequel on les envisage ; dans ce cas, on peut toujours dire que l’opposition correspond au point de vue le plus inférieur ou le plus superficiel, tandis que le complémentarisme, dans lequel cette opposition se trouve en quelque sorte conciliée et déjà résolue, correspond par là même à un point de vue plus élevé ou plus profond, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs (1). L’unité principielle exige en effet qu’il n’y ait pas d’oppositions irréductibles (2) ; donc, s’il est vrai que l’opposition entre deux termes existe bien dans les apparences et possède une réalité relative à un certain niveau d’existence, cette opposition doit disparaître comme telle et se résoudre harmoniquement, par synthèse ou intégration, en passant à un niveau supérieur. Prétendre qu’il n’en est pas ainsi, ce serait vouloir introduire le déséquilibre jusque dans l’ordre principiel lui-même, alors que, comme nous le disions plus haut, tous les déséquilibres qui constituent les éléments de la manifestation envisagés « distinctivement » concourent nécessairement à l’équilibre total, que rien ne peut affecter ni détruire. Le complémentarisme même, qui est encore dualité, doit, à un certain degré, s’effacer devant l’unité, ses deux termes s’équilibrant et se neutralisant en quelque sorte en s’unissant jusqu’à fusionner indissolublement dans l’indifférenciation primordiale.

 

1 — La Crise du Monde moderne, pp. 43-44, 2e éd.

2 — Par conséquent, tout « dualisme », qu’il soit d’ordre théologique comme celui qu’on attribue aux Manichéens, ou d’ordre philosophique comme celui de Descartes est une conception radicalement fausse.

 

La figure de la croix peut aider à comprendre la différence qui existe entre le complémentarisme et l’opposition : nous avons vu que la verticale et l’horizontale pouvaient être prises comme représentant deux termes complémentaires ; mais, évidemment, on ne peut dire qu’il y ait opposition entre le sens vertical et le sens horizontal. Ce qui représente nettement l’opposition, dans la même figure, ce sont les directions contraires, à partir du centre, des deux demi-droites qui sont les deux moitiés d’un même axe, quel que soit cet axe ; l’opposition peut donc être envisagée également, soit dans le sens vertical, soit dans le sens horizontal. On aura ainsi, dans la croix verticale à deux dimensions, deux couples de termes opposés formant un quaternaire ; il en sera de même dans la croix horizontale, dont un des axes peut d’ailleurs être considéré comme relativement vertical, c’est-à-dire comme jouant le rôle d’un axe vertical par rapport à l’autre, ainsi que nous l’avons expliqué à la fin du chapitre précédent. Si l’on réunit les deux figures dans celle de la croix à trois dimensions, on a trois couples de termes opposés, comme nous l’avons vu précédemment à propos des directions de l’espace et des points cardinaux. Il est à remarquer qu’une des oppositions quaternaires les plus généralement connues, celle des éléments et des qualités sensibles qui leur correspondent, doit être disposée suivant la croix horizontale ; dans ce cas, en effet, il s’agit exclusivement de la constitution du monde corporel, qui se situe tout entier à un même degré de l’Existence et n’en représente même qu’une portion très restreinte. Il en est de même quand on envisage seulement quatre points cardinaux, qui sont alors ceux du monde terrestre, représenté symboliquement par le plan horizontal, tandis que le Zénith et le Nadir, opposés suivant l’axe vertical, correspondent à l’orientation vers les mondes respectivement supérieurs et inférieurs par rapport à ce même monde terrestre. Nous avons vu qu’il en est de même encore pour la double opposition des solstices et des équinoxes, et cela aussi se comprend aisément, car l’axe vertical, demeurant fixe et immobile alors que toutes choses accomplissent leur rotation autour de lui, est évidemment indépendant des vicissitudes cycliques, qu’il régit ainsi en quelque sorte par son immobilité même, image sensible de l’immutabilité principielle (1). Si l’on ne

considère que la croix horizontale, l’axe vertical y est représenté par le point central lui-même, qui est celui où il rencontre le plan horizontal ; ainsi, tout plan horizontal, symbolisant un état ou un degré quelconque de l’Existence, a en ce point qui peut être appelé son centre (puisqu’il est l’origine du système de coordonnées auquel tout point du plan pourra être rapporté) cette même image de l’immutabilité. Si l’on applique ceci, par exemple, à la théorie des éléments du monde corporel, le centre correspondra au cinquième élément, c’est-à-dire à l’éther (2), qui est en réalité le premier de tous selon l’ordre de production, celui dont tous les autres procèdent par différenciations successives, et qui réunit en lui toutes les qualités opposées, caractéristiques des autres éléments, dans un état d’indifférenciation et d’équilibre parfait, correspondant dans son ordre à la non-manifestation principielle (3).

 

Le centre de la croix est donc le point où se concilient et se résolvent toutes les oppositions ; en ce point s’établit la synthèse de tous les termes contraires, qui, à la vérité, ne sont contraires que suivant les points de vue extérieurs et particuliers de la connaissance en mode distinctif. Ce point central correspond à ce que l’ésotérisme islamique désigne comme « Station divine », qui est « celle qui réunit les contrastes et les antinomies » (El-maqâmul-ilahî, huwa maqâm ijtimâ ed-diddaîn) (4) ; c’est ce que la tradition extrême-orientale, de son côté, appelle l’« Invariable Milieu » (Tchoungyoung), qui est le lieu de l’équilibre parfait, représenté comme le centre de la « roue cosmique » (5), et qui est aussi, en même temps, le point où se reflète directement l’« Activité du Ciel » (6). Ce centre dirige toutes choses par son « activité non agissante » (wei wou-wei), qui, bien que non-manifestée, ou plutôt parce que non-manifestée, est en réalité la plénitude de l’activité, puisque c’est celle du Principe dont sont dérivées toutes les activités particulières ; c’est ce que Lao-tseu exprime par ces termes : « Le Principe est toujours non-agissant, cependant tout est fait par lui » (7).

 

1 — C’est le « moteur immobile » d’Aristote, auquel nous avons déjà par ailleurs eu l’occasion de faire d’assez fréquentes allusions.

2 — C’est la « quintessence » (quinta essentia) des alchimistes, parfois représentée, au centre de la croix des éléments, par une figure telle que l’étoile à cinq branches ou la fleur à cinq pétales. Il est dit aussi que l’éther a une « quintuple nature » ; ceci doit s’entendre de l’éther envisagé en lui-même et comme principe des quatre autres éléments.

3 — C’est la raison pour laquelle la désignation de l’éther est susceptible de donner lieu aux transpositions analogiques que nous avons signalées plus haut ; elle est alors prise symboliquement comme une désignation de l’état principiel lui-même.

4 — On atteint cette « station », ou ce degré de réalisation effective de l’être, par El-fanâ, c’est-à-dire par l’« extinction » du « moi » dans le retour à l’« état primordial » ; cette « extinction » n’est pas sans analogie, même quant au sens littéral du terme qui la désigne, avec le Nirvâna de la doctrine hindoue. Au delà d’El-fanâ, il y a encore Fanâ el-fanâi, l’« extinction de l’extinction », qui correspond de même au Parinirvâna (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII, 3e éd.). En un certain sens, le passage de l’un de ces degrés à l’autre se rapporte à l’identification du centre d’un état de l’être avec celui de l’être total, suivant ce qui sera expliqué plus loin.

5 — Voir Le Roi du Monde, ch. Ier et IV, et L’Ésotérisme de Dante, 3e éd., p. 62.

6 — Le Confucianisme développe l’application de l’« Invariable milieu » à l’ordre social, tandis que la signification purement métaphysique en est donnée par le Taoïsme.

7 — Tao-te-king, XXXVII.

 

(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, chap.VII : La résolution des oppositions).

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