La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.
9 Novembre 2010
Pour exposer le principe métaphysique de la « science des lettres » (en
arabe ilmul-ḥurûf), Seyidi Mohyiddin, dans El-Futûhâtul-Mekkiyah, envisage l’univers comme symbolisé
par un livre : c’est le symbole bien connu du Liber Mundi des Rose-Croix, et aussi du Liber Vitæ apocalyptique [5]. Les caractères de ce livre sont, en principe, tous écrits
simultanément et indivisiblement par la « plume divine » (el-Qalamul-ilâhi) ; ces « lettres transcendantes » sont les essences éternelles ou les idées divines ; et, toute lettre étant en
même temps un nombre, on remarquera l’accord de cet enseignement avec la doctrine pythagoricienne. Ces mêmes « lettres transcendantes », qui sont toutes les créatures, après avoir été condensées
principiellement dans l’omniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé l’Univers manifesté. Un rapprochement s’impose ici avec le rôle
que jouent également les lettres dans la doctrine cosmogonique du Sepher Ietsirah ; la « science des lettres » a d’ailleurs une importance à peu près égale dans la Kabbale hébraïque et
dans l’ésotérisme islamique [6].
Partant de ce principe, on comprendra sans peine qu’une correspondance soit établie entre les lettres et les différentes parties de l’Univers manifesté, et plus particulièrement de notre monde ; l’existence des correspondances planétaires et zodiacales est, à cet égard, assez connue pour qu’il soit inutile d’y insister davantage, et il suffit de noter que ceci met la « science des lettres » en rapport étroit avec l’astrologie envisagée comme science « cosmologique » [7]. D’autre part, en vertu de l’analogie constitutive du « microcosme » (el-kawnuṣ-seghîr) avec le « macrocosme » (el-kawnul-kebîr), ces mêmes lettres correspondent également aux différentes parties de l’organisme humain ; et, à ce propos, nous signalerons en passant qu’il existe une application thérapeutique de la « science des lettres », chaque lettre étant employée d’une certaine façon pour guérir les maladies qui affectent spécialement l’organe correspondant.
Il résulte aussi de ce qui vient d’être dit que la « science des lettres » doit être envisagée dans des ordres différents, que l’on peut en somme rapporter aux « trois mondes » : entendue dans son sens supérieur, c’est la connaissance de toutes choses dans le Principe même, en tant qu’essences éternelles au-delà de toute manifestation ; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie, c’est-à-dire la connaissance de la production ou de la formation du monde manifesté ; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant, à titre d’application, d’exercer par leur moyen, et en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes et sur les événements qui les concernent. En effet, suivant ce qu’expose Ibn Khaldūn, les formules écrites, étant composées des mêmes éléments qui constituent la totalité des êtres, ont, par là, la faculté d’agir sur ceux-ci ; et c’est aussi pourquoi la connaissance du nom d’un être, expression de sa nature propre, peut donner un pouvoir sur lui ; c’est cette application de la « science des lettres » qui est habituellement désignée par le nom de sîmîâ [8]. Il importe de remarquer que ceci va beaucoup plus loin qu’un simple procédé « divinatoire » : on peut tout d’abord, au moyen d’un calcul (ḥisâb) effectué sur les nombres correspondant aux lettres et aux noms, arriver à la prévision de certains événements [9] ; mais ceci ne constitue en quelque sorte qu’un premier degré, le plus élémentaire de tous, et il est possible d’effectuer ensuite, sur les résultats de ce calcul, des mutations qui devront avoir pour effet d’amener une modification correspondante dans les événements eux-mêmes.
Ici encore, il faut d’ailleurs distinguer des degrés bien différents, comme dans la connaissance elle-même dont ceci n’est qu’une application et une mise en œuvre : quand cette action s’exerce seulement dans le monde sensible, ce n’est que le degré le plus inférieur, et c’est dans ce cas qu’on peut parler proprement de « magie » ; mais il est facile de concevoir qu’on a affaire à quelque chose d’un tout autre ordre quand il s’agit d’une action ayant une répercussion dans les mondes supérieurs. Dans ce dernier cas, on est évidemment dans l’ordre « initiatique » au sens le plus complet de ce mot ; et seul peut opérer activement dans tous les mondes celui qui est parvenu au degré du « soufre rouge » (el-Kebrîtul-aḥmar), désignation indiquant une assimilation, qui pourra paraître à certains quelque peu inattendue, de la « science des lettres » avec l’alchimie [10]. En effet, ces deux sciences, entendues dans leur sens profond, n’en sont qu’une en réalité ; et ce qu’elles expriment l’une et l’autre, sous des apparences très différentes, n’est rien d’autre que le processus même de l’initiation, qui reproduit d’ailleurs rigoureusement le processus cosmogonique, la réalisation totale des possibilités d’un être s’effectuant nécessairement en passant par les mêmes phases que celle de l’Existence universelle [11].
[5] Nous avons déjà eu l’occasion de signaler le rapport qui existe entre ce symbolisme du « Livre de Vie » et celui de l’« Arbre de Vie » : les feuilles de l’arbre et les caractères du livre représentent pareillement tous les êtres de l’univers (les « dix mille êtres » de la tradition extrême-orientale).
[6] Il faut encore remarquer que le « Livre du Monde » est en même temps le « Message divin » (Er-Risâlatul-ilâhiyah), archétype de tous les Livres sacrés ; les écritures traditionnelles n’en sont que des traductions en langage humain. Cela est affirmé expressément du Véda et du Qorân ; l’idée de l’« Évangile éternel » montre aussi que cette même conception n’est pas entièrement étrangère au christianisme, ou que du moins elle ne l’a pas toujours été.
[7] Il y a aussi d’autres correspondances, avec les éléments, les qualités sensibles, les sphères célestes, etc. ; les lettres de l’alphabet arabe, étant au nombre de vingt-huit, sont également en relation avec les mansions lunaires.
[8] Ce mot sîmîâ ne semble pas purement arabe ; il vient vraisemblablement du grec sêmeia, « signes », ce qui en fait à peu près l’équivalent du nom de la gematria kabbalistique, mot d’origine grecque également, et dérivé non de geometria comme on le dit le plus souvent, mais de grammateia (de grammata, « lettres »).
[9] On peut aussi, dans certains cas, obtenir par un calcul du même genre la solution de questions d’ordre doctrinal ; et cette solution se présente parfois sous une forme symbolique des plus remarquables.
[10] Seyidi Mohyiddin est appelé Esh-Sheikhul-akbar wa el-Kebrîtul-aḥmar.
[11] Il est au moins curieux de remarquer que le symbolisme maçonnique lui-même, dans lequel la « Parole perdue » et sa recherche jouent d’ailleurs un rôle important, caractérise les degrés initiatiques par des expressions manifestement empruntées à la « science des lettres » : épeler, lire, écrire. Le « Maître », qui a parmi ses attributs la « planche à tracer », s’il était vraiment ce qu’il doit être, serait capable, non seulement de lire, mais aussi d’écrire au « Livre de Vie », c’est-à-dire de coopérer consciemment à la réalisation du plan du « Grand Architecte de l’Univers » ; on peut juger par là de la distance qui sépare la possession nominale de ce grade de sa possession effective !
(René Guénon, La Science des lettres, Revue Voile d’Isis, févr. 1931, repris dans Symboles de la Science sacrée, coll. « Tradition », Éditions Gallimard, 1962, ch. VI).