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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon : La Science des lettres - ILMUL-HURÛF (1/2)

surah-al-fatihaDans les préliminaires d’une étude sur « La Théodicée de la Kabbale »[1], M. Warrain, après avoir dit que « l’hypothèse kabbalistique est que la langue hébraïque est la langue parfaite enseignée par Dieu au premier homme », croit devoir faire des réserves sur « la prétention illusoire de détenir les éléments purs de la langue naturelle, alors qu’on n’en possède que des bribes et des déformations ». Il n’en admet pas moins qu’« il reste probable que les langues anciennes découlent d’une langue hiératique composée par des inspirés », qu’« il doit donc y avoir des mots exprimant l’essence des choses et leurs rapports numériques », et qu’« on peut en dire autant pour les arts divinatoires ». Nous pensons qu’il sera bon d’apporter quelques précisions sur cette question ; mais nous tenons à faire remarquer tout d’abord que M. Warrain s’est placé à un point de vue que l’on peut dire surtout philosophique, tandis que nous entendons nous tenir ici strictement, comme nous le faisons toujours d’ailleurs, sur le terrain initiatique et traditionnel.

 

Un premier point sur lequel il importe d’attirer l’attention est celui-ci : l’affirmation d’après laquelle la langue hébraïque serait la langue même de la révélation primitive semble bien n’avoir qu’un caractère tout exotérique et ne pas être au fond même de la doctrine kabbalistique, mais, en réalité, recouvrir simplement quelque chose de beaucoup plus profond. La preuve en est que la même chose se rencontre également pour d’autres langues, et que cette affirmation de « primordialité », si l’on peut dire, ne saurait, prise à la lettre, être justifiée dans tous les cas, puisqu’il y aurait là une contradiction évidente. Il en est ainsi notamment pour la langue arabe, et c’est même une opinion assez communément répandue, dans les pays où elle est en usage, que celle d’après laquelle elle aurait été la langue originelle de l’humanité ; mais ce qui est remarquable, et ce qui nous a fait penser que le cas doit être le même en ce qui concerne l’hébreu, c’est que cette opinion vulgaire est si peu fondée et si dépourvue d’autorité qu’elle est en contradiction formelle avec le véritable enseignement traditionnel de l’Islam, suivant lequel la langue « adamique » était la « langue syriaque », loghah sûryâniyah, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec le pays désigné actuellement sous le nom de Syrie, non plus qu’avec aucune des langues plus ou moins anciennes dont les hommes ont conservé le souvenir jusqu’à nos jours. Cette loghah sûryâniyyah est proprement, suivant l’interprétation qui est donnée de son nom, la langue de l’« illumination solaire », shems ishrâqiyah ; en fait, Sûryâ est le nom sanscrit du Soleil, et ceci semblerait indiquer que sa racine sur, une de celles qui désignent la lumière, appartenait elle-même à cette langue originelle. Il s’agit donc de cette Syrie primitive dont Homère parle comme d’une île située « au-delà d’Ogygie », ce qui l’identifie à la Tula hyperboréenne, et « où sont les révolutions du Soleil ». D’après Josèphe, la capitale de ce pays s’appelait Héliopolis, « ville du Soleil » [2], nom donné ensuite à la ville d’Égypte appelée aussi On, de même que Thèbes aurait été tout d’abord un des noms de la capitale d’Ogygie. Les transferts successifs de ces noms et bien d’autres encore seraient particulièrement intéressants à étudier en ce qui concerne la constitution des centres spirituels secondaires de diverses périodes, constitution qui est en étroit rapport avec celle même des langues destinées à servir de « véhicules » aux formes traditionnelles correspondantes. Ces langues sont celles auxquelles on peut donner proprement le nom de « langues sacrées » ; et c’est précisément sur la distinction qui doit être faite entre ces langues sacrées et les langues vulgaires ou profanes que repose essentiellement la justification des méthodes kabbalistiques, ainsi que des procédés similaires qui se rencontrent dans d’autres traditions.

 

Nous pouvons dire ceci : de même que tout centre spirituel secondaire est comme une image du Centre suprême et primordial, ainsi que nous l’avons expliqué dans notre étude sur Le Roi du Monde, toute langue sacrée, ou « hiératique » si l’on veut, peut être regardée comme une image ou un reflet de la langue originelle, laquelle est la langue sacrée par excellence ; celle-ci est la « Parole perdue », ou plutôt cachée pour les hommes de l’« âge sombre », de même que le Centre suprême est devenu pour eux invisible et inaccessible. Mais il ne s’agit point là « de bribes et de déformations » ; il s’agit au contraire d’adaptations régulières nécessitées par les circonstances de temps et de lieux, c’est-à-dire en somme par le fait que, suivant ce qu’enseigne Seyidi Mohyiddin ibn Arabi au début de la seconde partie d’El-Futûhâtul-Mekkiyah, chaque prophète ou révélateur devait forcément employer un langage susceptible d’être compris de ceux à qui il s’adressait, donc plus spécialement approprié à la mentalité de tel peuple et de telle époque. Cette raison est celle de la diversité même des formes traditionnelles, et c’est cette diversité qui entraîne, comme conséquence immédiate, celle des langues qui doivent leur servir de moyens d’expression respectifs ; ce sont donc toutes les langues sacrées qui doivent être regardées comme étant véritablement l’œuvre d’« inspirés », sans quoi elles ne sauraient être aptes au rôle auquel elles sont essentiellement destinées. Pour ce qui est de la langue primitive, son origine devait être « non humaine », comme celle de la Tradition primordiale elle-même ; et toute langue sacrée participe encore de ce caractère en ce qu’elle est, dans sa structure (el-mabâni) et dans sa signification (el-maâni), un reflet de cette langue primitive. Ceci peut d’ailleurs se traduire de différentes façons, qui n’ont pas la même importance dans tous les cas, car la question d’adaptation intervient ici encore : telle est par exemple la forme symbolique des signes employés pour l’écriture [3] ; telle est aussi, et plus particulièrement pour l’hébreu et l’arabe, la correspondance des nombres avec les lettres, et par conséquent avec les mots qui sont composés de celles-ci.

 

Il est assurément difficile aux Occidentaux de se rendre compte de ce que sont vraiment les langues sacrées, car, dans les conditions actuelles tout au moins, ils n’ont de contact direct avec aucune d’entre elles ; et nous pouvons rappeler à ce propos ce que nous avons dit plus généralement en d’autres occasions de la difficulté d’assimilation des « sciences traditionnelles », beaucoup plus grande que celle des enseignements d’ordre purement métaphysique, en raison de leur caractère spécialisé qui les attache indissolublement à telle ou telle forme déterminée, et qui ne permet pas de les transporter telles quelles d’une civilisation à une autre, sous peine de les rendre entièrement inintelligibles, ou bien de n’avoir qu’un résultat tout illusoire, sinon même complètement faux. Ainsi, pour comprendre effectivement toute la portée du symbolisme des lettres et des nombres, il faut le vivre, en quelque sorte, dans son application jusqu’aux circonstances mêmes de la vie courante, ainsi que cela est possible dans certains pays orientaux ; mais il serait absolument chimérique de prétendre introduire des considérations et des applications de ce genre dans les langues européennes, pour lesquelles elles ne sont point faites, et où la valeur numérique des lettres, notamment, est une chose inexistante. Les essais que certains ont voulu tenter dans cet ordre d’idées, en dehors de toute donnée traditionnelle, sont donc erronés dès leur point de départ ; et, si on a parfois obtenu cependant quelques résultats justes, par exemple au point de vue « onomantique », ceci ne prouve pas la valeur et la légitimité des procédés, mais seulement l’existence d’une sorte de faculté « intuitive » (qui, bien entendu, n’a rien de commun avec la véritable intuition intellectuelle) chez ceux qui les ont mis en œuvre, ainsi qu’il arrive d’ailleurs fréquemment dans les « arts divinatoires »[4].

 

[1] Voile d’Isis, oct. 1930 ; cf. F. Warrain, La Théodicée de la Kabbale, éd. Vega, Paris.

[2] Cf. La Citadelle solaire des Rose-Croix, La Cité du soleil de Campanella, etc. C’est à cette première Héliopolis que devrait en réalité être rapporté le symbolisme cyclique du Phénix.

[3] Cette forme peut d’ailleurs avoir subi des modifications correspondant à des réadaptations traditionnelles ultérieures, ainsi que cela eut lieu pour l’hébreu après la captivité de Babylone ; nous disons qu’il s’agit d’une réadaptation, car il est invraisemblable que l’ancienne écriture se soit réellement perdue dans une courte période de soixante-dix ans, et il est même étonnant qu’on semble généralement ne pas s’en apercevoir. Des faits du même genre ont dû, à des époques plus ou moins éloignées, se produire également pour d’autres écritures, notamment pour l’alphabet sanscrit et, dans une certaine mesure, pour les idéogrammes chinois.

[4] Il semble qu’on puisse en dire autant, en dépit de l’apparence « scientifique » des méthodes, en ce qui concerne les résultats obtenus par l’astrologie moderne, si éloignée de la véritable astrologie traditionnelle ; celle-ci, dont les clefs semblent bien perdues, était d’ailleurs tout autre chose qu’un simple « art divinatoire », bien qu’évidemment susceptible d’applications de cet ordre, mais à titre tout à fait secondaire et « accidentel ».

 

(René Guénon, La Science des lettres, Revue Voile d’Isis, févr. 1931, repris dans Symboles de la Science sacrée, coll. « Tradition », Éditions Gallimard, 1962, ch. VI).

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