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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon : La science profane devant les doctrines traditionnelles 1/2

Bien que nous ayons souvent précisé quelle devait être normalement, vis-à-vis de la science profane, l’attitude de quiconque représente ou plus simplement expose une doctrine traditionnelle quelle qu’elle soit, il semble, d’après certaines réflexions dont on nous a fait part de divers côtés en ces derniers temps, que tous ne l’aient pas encore parfaitement compris. Nous devons d’ailleurs reconnaître qu’il y a à cela une excuse : c’est que l’attitude dont il s’agit est difficilement concevable pour ceux qui sont plus ou moins affectés par l’esprit moderne, c’est-à-dire pour l’immense majorité de nos contemporains, du moins dans le monde occidental ; rares sont ceux qui réussissent à se débarrasser entièrement des préjugés qui sont inhérents à cet esprit, et qui leur ont été imposés par l’éducation qu’ils ont reçue et par le milieu même où ils vivent. Or, parmi ces préjugés, un des plus forts est certainement la croyance à la valeur de la science moderne, qui est en réalité la même chose que la science profane ; de là résulte inévitablement, chez beaucoup, une sorte de volonté plus ou moins inconsciente de ne pas admettre que les résultats réels ou supposés de cette science soient quelque chose dont on puisse ne tenir aucun compte.

 

Nous rappellerons tout d’abord que, dans quelque ordre que ce soit, c’est le point de vue profane lui-même qui est illégitime comme tel ; et ce point de vue consiste essentiellement à envisager les choses sans les rattacher à aucun principe transcendant, et comme si elles étaient indépendantes de tout principe, qu’il ignore purement et simplement, quand il ne va pas jusqu’à le nier d’une façon plus ou moins explicite. Cette définition est également applicable au domaine de l’action et à celui de la connaissance ; dans ce dernier, il est bien évident que tel est le cas de la science moderne tout entière, et, par conséquent, celle-ci n’a aucun droit à être considérée comme une véritable connaissance, puisque, même s’il lui arrive d’énoncer des choses qui soient vraies, la façon dont elle les présente n’en est pas moins illégitime, et elle est en tout cas incapable de donner la raison de leur vérité qui ne peut résider que dans leur dépendance à l’égard des principes. Il est d’ailleurs bien entendu que, dès lors que nous parlons de connaissance, ceci ne concerne pas les applications pratiques auxquelles cette science peut donner lieu ; ces applications, en effet, sont tout à fait indépendantes de la valeur de la science comme telle, et par conséquent, elles ne nous intéressent pas ici Du reste, les savants eux-mêmes reconnaissent assez volontiers qu’ils utilisent des forces dont ils ignorent complètement la nature ; cette ignorance est sans doute pour beaucoup dans le caractère dangereux que ces applications présentent trop souvent, mais c’est là une autre question sur laquelle nous n’avons pas à insister actuellement.

 

On pourrait se demander si, malgré tout, une telle science ne peut pas être légitimée, en rétablissant, pour la part de vérité qu’elle peut contenir dans un ordre relatif, le lien avec les principes, qui seul permettrait de comprendre effectivement cette vérité comme telle. Assurément, cela n’est pas impossible dans certains cas, mais alors ce n’est plus de la même science qu’il s’agirait en réalité, puisque cela impliquerait un changement complet de point de vue, et que, par là même, un point de vue traditionnel serait substitué au point de vue profane ; il ne faut pas oublier qu’une science ne se définit pas uniquement par son objet, mais aussi par le point de vue sous lequel elle le considère. S’il en était ainsi, ce qui pourrait être conservé devrait être soigneusement distingué de ce qui serait au contraire à éliminer, c’est-à-dire de toutes les conceptions fausses auxquelles l’ignorance des principes n’a permis que trop facilement de s’introduire ; et la formulation même des vérités aurait le plus souvent besoin d’être rectifiée, car elle est presque toujours influencée plus ou moins gravement par ces conceptions fausses auxquelles les vérités en question se trouvent associées dans la science profane. Nous avons nous-même, dans un de nos ouvrages, donné à ce sujet quelques indications en ce qui concerne certaines parties des mathématique modernes (1) ; et qu’on ne vienne pas dire que, dans un cas comme celui-là, la rectification de la terminologie n’aurait que peu d’importance au fond, voire même qu’elle ne mériterait pas l’effort qu’elle exigerait, sous prétexte que les mathématiciens eux-mêmes ne sont pas dupes des absurdités impliquées dans le langage qu’il emploient. D’abord, un langage erroné suppose toujours forcément quelque confusion dans la pensée même, et il est plus grave qu’on ne pourrait le croire de s’obstiner à ne pas vouloir dissiper cette confusion et à la traiter comme une chose négligeable ou indifférente. Ensuite, même si les mathématiciens professionnels ont fini par s’apercevoir de la fausseté de certaines idées, il n’en est pas moins vrai que, en continuant à employer des façons de parler qui reflètent ces mêmes idées fausses, ils contribuent à répandre celles-ci ou à les entretenir chez tous ceux qui reçoivent leur enseignement dans une mesure quelconque, directement ou indirectement, et qui n’ont pas la possibilité d’examiner les choses d’aussi près qu’eux. Enfin, et ceci est encore plus important, le fait de se servir d’une terminologie à laquelle on n’attache plus aucune signification plausible n’est pas autre chose qu’une des manifestations de la tendance de plus en plus accentuée de la science actuelle à se réduire à un « conventionnalisme » vide de sens, tendance qui est elle-même caractéristique de la phase de « dissolution » succédant à celle de « solidification » dans les dernières périodes du cycle (2). Il serait vraiment curieux, et d’ailleurs bien digne d’une époque de désordre intellectuel comme la nôtre, que certains, en voulant montrer que les objections que nous avons formulées contre leur science ne sont pas réellement applicables en ce qui les concerne, mettent précisément en avant un argument qui ne fait au contraire qu’y apporter une confirmation encore plus complète !

 

Ceci nous amène directement à une considération d’ordre plus général : nous savons qu’on nous reproche parfois de faire état contre la science moderne, de théories que les savants eux-mêmes n’admettent plus guère actuellement, ou sur lesquelles ils font tout au moins des réserves que ne faisaient pas leurs prédécesseurs. Pour prendre un exemple, il est exact, en effet, que le transformisme a perdu beaucoup de terrain dans les milieux « scientifiques », sans qu’on puisse toutefois aller jusqu’à dire qu’il n’y compte plus de partisans, ce qui serait une exagération manifeste ; mais il n’est pas moins exact qu’il continue à s’étaler comme précédemment, et avec la même assurance « dogmatique », dans les manuels d’enseignement et dans les ouvrages de vulgarisation, c’est-à-dire en somme dans tout ce qui est accessible en fait à ceux qui ne sont pas des « spécialistes », si bien que, en ce qui concerne l’influence qu’il exerce sur la mentalité générale, il n’y a véritablement rien de changé, et il garde toujours, si l’on peut dire, la même « actualité » sous ce rapport. On devra d’ailleurs bien comprendre que l’importance que nous attachons à ce fait, qu’on peut constater aussi pour toute sorte d’autres théories « périmées » ou « dépassées », suivant les expressions à la mode, ne tient nullement à ce que nous portons un intérêt particulier à la masse du « grand public » ; la vraie raison en est que ces théories affectent indistinctement par là tous ceux qui, comme nous venons de le dire, ne sont pas des « spécialistes », et parmi lesquels il en est sûrement, si peu nombreux qu’ils soient, qui, s’ils ne subissaient pas de telles influences, auraient des possibilités de compréhension que, par contre, on ne peut guère s’attendre à rencontrer chez les savants irrémédiablement enfermés dans leurs « spécialités ». A vrai dire, d’ailleurs, nous ne sommes pas bien sûr que, si beaucoup de ces savants ont renoncé pour leur propre compte aux formes grossières du transformisme, ce ne soit pas tout simplement pour le remplacer par des conceptions qui, pour être plus subtiles, ne valent pas mieux au fond et n’en sont même peut-être que plus dangereuses ; en tout cas, pourquoi entretiennent-ils une fâcheuse équivoque en continuant à parler d’« évolution » comme ils le font toujours, si vraiment ce qu’ils entendent par là n’a plus guère de rapport avec ce qu’on était habitué jusqu’ici à désigner par ce mot, et faut-il voir là encore une des manifestations du « conventionnalisme » scientifique actuel, ou simplement un exemple de la tendance qu’ont aujourd’hui les mots, même dans l’usage courant, à perdre complètement leur sens normal ? Quoi qu’il en soit, ce qui est assez étrange, c’est que, tandis que certains nous font grief de ne pas prendre suffisamment en considération ce qu’on pourrait appeler l’« actualité » scientifique, il est aussi dans d’autres milieux, des gens qui, au contraire ne nous pardonnent certainement pas de penser et de dire que le matérialisme n’est plus maintenant le seul danger qu’il y ait lieu de dénoncer, ni même le principal ou le plus redoutable ; il faut croire qu’il est bien difficile de satisfaire tout le monde, et d’ailleurs nous devons dire que c’est là une chose dont, pour notre part, nous ne nous sommes jamais beaucoup préoccupé.

 

1 — Voir Les Principes du Calcul infinitésimal.

2 — Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.

 

(René Guénon, La science profane devant les doctrines traditionnelles, Etudes Traditionnelles, avril-mai 1950 ; article repris dans le recueil posthume Mélanges p.223-232)

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