16 Août 2011
La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d’être éminemment « scientifique » ; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c’est ce qu’on ne fait pas d’ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La « Science », avec une majuscule, comme le « Progrès » et la « Civilisation », comme le « Droit », la « Justice » et la « Liberté », est encore une de ces entités qu’il faut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu’on les examine d’un peu trop près. Toutes les soi-disant « conquêtes » dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n’y a rien ou pas grand chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d’individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d’éclaircir un peu ce coté de la question. Mais, pour le moment, ce n’est pas de cela principalement qu’il s’agit ; nous constatons seulement que l’Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l’on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n’ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde ; au fond, il n’y a là, dans la plupart des cas, que l’expression, on pourrait même dire la personnification, d’aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d’une sorte de « religion laïque » qui n’est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l’être, mais qui n’en a pas moins une existence très réelle : ce n’est pas de la religion au sens propre du mot, mais c’est ce qui prétend s’y substituer, et qui mériterait mieux d’être appelé « contre-religion ». La première origine de cet état de choses remonte au début même de l’époque moderne, où l’esprit antitraditionnel se manifesta immédiatement par la proclamation du « libre examen », c’est-à-dire de l’absence, dans l’ordre doctrinal, de tout principe supérieur aux opinions individuelles. L’anarchie intellectuelle devait fatalement en résulter : de là la multiplicité indéfinie des sectes religieuses et pseudo-religieuses, des systèmes philosophiques visant avant tout à l’originalité, des théories scientifiques aussi éphémères que prétentieuses ; invraisemblable chaos que domine pourtant une certaine unité, puisqu’il existe bien un esprit spécifiquement moderne dont tout cela procède, mais une unité toute négative en somme, puisque c’est proprement une absence de principe, se traduisant par cette indifférence à l’égard de la vérité et de l’erreur qui a reçu, depuis le XVIIIe siècle, le nom de « tolérance ». Qu’on nous comprenne bien : nous n’entendons point blâmer la tolérance pratique, qui s’exerce envers les individus, mais seulement la tolérance théorique, qui prétend s’exercer envers les idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait logiquement impliquer un scepticisme radical ; et d’ailleurs nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en fait, les plus intolérants des hommes. Il s’est produit, en effet, cette chose qui est d’une ironie singulière : ceux qui ont voulu renverser tous les dogmes ont créé à leur usage, nous ne dirons pas un dogme nouveau, mais une caricature de dogme, qu’ils sont parvenus à imposer à la généralité du monde occidental ; ainsi se sont établies, sous prétexte d’ « affranchissement de la pensée », les croyances les plus chimériques qu’on ait jamais vues en aucun temps, sous la forme de ces diverses idoles dont nous énumérions tout à l’heure quelques-unes des principales.
De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la « superstition », celle de la « science » et de la « raison » est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale ; mais il y a parfois un rationalisme qui n’est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu’y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension. D’ailleurs, en tout cas, le rationalisme correspondant à un amoindrissement de l’intellectualité, il est naturel que son développement aille de pair avec celui du sentimentalisme, ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre précédent ; seulement, chacune de ces deux tendances peut être représentée plus spécialement par certaines individualités ou par certains courants de pensée, et, en raison des expressions plus ou moins exclusives et systématiques qu’elles sont amenées à revêtir, il peut même y avoir entre elles des conflits apparents qui dissimulent leur solidarité profonde aux yeux des observateurs superficiels. Le rationalisme moderne commence en somme à Descartes (il avait même eu quelques précurseurs au XVIe siècle), et l’on peut suivre sa trace à travers toute la philosophie moderne, non moins que dans le domaine proprement scientifique ; la réaction actuelle de l’intuitionnisme et du pragmatisme contre ce rationalisme nous fournit l’exemple d’un de ces conflits, et nous avons vu cependant que Bergson acceptait parfaitement la définition cartésienne de l’intelligence ; ce n’est pas la nature de celle-ci qui est mise en question, mais seulement sa suprématie. Au XVIIIe siècle, il y eut aussi antagonisme entre le rationalisme des encyclopédistes et le sentimentalisme de Rousseau ; et pourtant l’un et l’autre servirent également à la préparation du mouvement révolutionnaire, ce qui montre qu’ils rentraient bien dans l’unité négative de l’esprit antitraditionnel. Si nous rapprochons cet exemple du précédent, ce n’est pas que nous prêtions à Bergson aucune arrière-pensée politique ; mais nous ne pouvons nous empêcher de songer à l’utilisation de ses idées dans certains milieux syndicalistes, surtout en Angleterre, tandis que, dans d’autres milieux du même genre, l’esprit « scientiste » est plus que jamais en honneur. Au fond, il semble qu’une des grandes habiletés des « dirigeants » de la mentalité moderne consiste à favoriser alternativement ou simultanément l’une et l’autre des deux tendances en question suivant l’opportunité, à établir entre elles une sorte de dosage, par un jeu d’équilibre qui répond à des préoccupations assurément plus politiques qu’intellectuelles ; cette habileté, du reste, peut n’être pas toujours voulue, et nous n’entendons mettre en doute la sincérité d’aucun savant, historien ou philosophe ; mais ceux-ci ne sont souvent que des « dirigeants » apparents, et ils peuvent être eux-mêmes dirigés ou influencés sans s’en apercevoir le moins du monde. De plus, l’usage qui est fait de leurs idées ne répond pas toujours à leurs propres intentions, et on aurait tort de les en rendre directement responsables ou de leur faire grief de n’avoir pas prévu certaines conséquences plus ou moins lointaines ; mais il suffit que ces idées soient conformes à l’une ou à l’autre des deux tendances dont nous parlons pour qu’elles soient utilisables dans le sens que nous venons de dire ; et, étant donné l’état d’anarchie intellectuelle dans lequel est plongé l’Occident, tout se passe comme s’il s’agissait de tirer du désordre même, et de tout ce qui s’agite dans le chaos, tout le parti possible pour la réalisation d’un plan rigoureusement déterminé. Nous ne voulons pas insister là-dessus outre mesure, mais il nous est bien difficile de ne pas y revenir de temps à autre, car nous ne pouvons admettre qu’une race tout entière soit purement et simplement frappée d’une sorte de folie qui dure depuis plusieurs siècles, et il faut bien qu’il y ait quelque chose qui donne, malgré tout, une signification à la civilisation moderne ; nous ne croyons pas au hasard, et nous sommes persuadé que tout ce qui existe doit avoir une cause ; libre à ceux qui sont d’un autre avis de laisser de côté cet ordre de considérations.
Maintenant, dissociant les deux tendances principales de la mentalité moderne pour mieux les examiner, et abandonnant momentanément le sentimentalisme que nous retrouverons plus loin, nous pouvons nous demander ceci : qu’est exactement cette « science » dont l’Occident est si infatué ? Un Hindou, résumant avec une extrême concision ce qu’en pensent tous les Orientaux qui ont eu l’occasion de la connaître, l’a caractérisée très justement par ces mots : « La science occidentale est un savoir ignorant » (1).
(1) The Miscarriage of Life in the West, par Ramanathan, procureur général à Ceylan : Hibbert Journal, VII, 1 ; cité par Benjamin Kidd, La Science de Puissance, p. 110 de la traduction française.
Le rapprochement de ces deux termes n’est point une contradiction, et voici ce qu’il veut dire : c’est bien, si l’on veut, un savoir qui a quelque réalité, puisqu’il est valable et efficace dans un certain domaine relatif ; mais c’est un savoir irrémédiablement borné, ignorant de l’essentiel, un savoir qui manque de principe, comme tout ce qui appartient en propre à la civilisation occidentale moderne. La science, telle que la conçoivent nos contemporains, est uniquement l’étude des phénomènes du monde sensible, et cette étude est entreprise et menée de telle façon qu’elle ne peut, nous y insistons, être rattachée à aucun principe d’un ordre supérieur ; ignorant résolument tout ce qui la dépasse, elle se rend ainsi pleinement indépendante dans son domaine, cela est vrai, mais cette indépendance dont elle se glorifie n’est faite que de sa limitation même. Bien mieux, elle va jusqu’à nier ce qu’elle ignore, parce que c’est là le seul moyen de ne pas avouer cette ignorance ; ou, si elle n’ose pas nier formellement qu’il puisse exister quelque chose qui ne tombe pas sous son emprise, elle nie du moins que cela puisse être connu de quelque manière que ce soit, ce qui en fait revient au même, et elle prétend englober toute connaissance possible. Par un parti pris souvent inconscient, les « scientistes » s’imaginent comme Auguste Comte, que l’homme ne s’est jamais proposé d’autre objet de connaissance qu’une explication des phénomènes naturels ; parti pris inconscient, disons-nous, car ils sont évidemment incapables de comprendre qu’on puisse aller plus loin, et ce n’est pas là ce que nous leur reprochons, mais seulement leur prétention de refuser aux autres la possession ou l’usage de facultés qui leur manquent à eux-mêmes : on dirait des aveugles qui nient, sinon l’existence de la lumière, du moins celle du sens de la vue, pour l’unique raison qu’ils en sont privés. Affirmer qu’il y a, non pas simplement de l’inconnu, mais bien de l’ « inconnaissable », suivant le mot de Spencer, et faire d’une infirmité intellectuelle une borne qu’il n’est permis à personne de franchir, voilà ce qui ne s’était jamais vu nulle part ; et jamais on n’avait vu non plus des hommes faire d’une affirmation d’ignorance un programme et une profession de foi, la prendre ouvertement pour étiquette d’une prétendue doctrine, sous le nom d’ « agnosticisme ». Et ceux-là, qu’on le remarque bien, ne sont pas et ne veulent pas être des sceptiques ; s’ils l’étaient, il y aurait dans leur attitude une certaine logique qui pourrait la rendre excusable ; mais ils sont, au contraire, les croyants les plus enthousiastes de la « science », les plus fervents admirateurs de la « raison ». Il est assez étrange, dira-t-on, de mettre la raison au-dessus de tout, de professer pour elle un véritable culte, et de proclamer en même temps qu’elle est essentiellement limitée ; cela est quelque peu contradictoire, en effet, et, si nous le constatons, nous ne nous chargerons pas de l’expliquer ; cette attitude dénote une mentalité qui n’est la nôtre à aucun degré, et ce n’est pas à nous de justifier les contradictions qui semblent inhérentes au « relativisme » sous toutes ses formes. Nous aussi, nous disons que la raison est bornée et relative ; mais, bien loin d’en faire le tout de l’intelligence, nous ne la regardons que comme une de ses portions inférieures, et nous voyons dans l’intelligence d’autres possibilités qui dépassent immensément celles de la raison. En somme, les modernes, ou certains d’entre eux du moins, consentent bien à reconnaître leur ignorance, et les rationalistes actuels le font peut-être plus volontiers que leurs prédécesseurs, mais ce n’est qu’à la condition que nul n’ait le droit de connaître ce qu’eux-mêmes ignorent ; qu’on prétende limiter ce qui est ou seulement limiter radicalement la connaissance, c’est toujours une manifestation de l’esprit de négation qui est si caractéristique du monde moderne. Cet esprit de négation, ce n’est pas autre chose que l’esprit systématique, car un système est essentiellement une conception fermée ; et il en est arrivé à s’identifier à l’esprit philosophique lui-même, surtout depuis Kant, qui, voulant enfermer toute connaissance dans le relatif, a osé déclarer expressément que « la philosophie est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter » (1), ce qui revient à dire que la fonction principale des philosophes consiste à imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement. C’est pourquoi la philosophie moderne finit par substituer presque entièrement la « critique » ou la « théorie de la connaissance » Il nous faut insister un peu sur cette dernière distinction : ce que nous voulons marquer par là, c’est que nous ne voyons rien de mauvais en soi dans le développement de certaines sciences, même si nous trouvons excessive l’importance qu’on y attache ; ce n’est qu’un savoir très relatif, mais enfin c’est un savoir tout de même, et il est légitime que chacun applique son activité intellectuelle à des objets proportionnés à ses propres aptitudes et aux moyens dont il dispose. Ce que nous réprouvons, c’est l’exclusivisme, nous pourrions dire le sectarisme de ceux qui, grisés par l’extension que ces sciences ont prise, refusent d’admettre qu’il existe rien en dehors d’elles, et prétendent que toute spéculation, pour être valable, doit se soumettre aux méthodes spéciales que ces mêmes sciences mettent en œuvre, comme si ces méthodes, faites pour l’étude de certains objets déterminés, devaient être universellement applicables ; il est vrai que ce qu’ils conçoivent, en fait d’universalité, est quelque chose d’extrêmement restreint, et qui ne dépasse point le domaine des contingences. Mais on étonnerait fort ces « scientistes » en leur disant que, sans même sortir de ce domaine, il y a une foule de choses qui ne sauraient être atteintes par leurs méthodes, et qui peuvent pourtant faire l’objet de sciences toutes différentes de celles qu’ils connaissent, mais non moins réelles, et souvent plus intéressantes à divers égards. Il semble que les modernes aient pris arbitrairement, dans le domaine de la connaissance scientifique, un certain nombre de portions qu’ils se sont acharnés à étudier à l’exclusion de tout le reste, et en faisant comme si ce reste était inexistant ; et, aux sciences particulières qu’ils ont ainsi cultivées, il est tout naturel, et non point étonnant ni admirable, qu’ils aient donné un développement beaucoup plus grand que n’avaient pu le faire des hommes qui n’y attachaient point la même importance, qui souvent même ne s’en souciaient guère, et qui s’occupaient en tout cas de bien d’autres choses qui leur semblaient plus sérieuses. Nous pensons surtout ici au développement considérable des sciences expérimentales, domaine où excelle évidemment l’Occident moderne, et où nul ne songe à contester sa supériorité, que les Orientaux trouvent d’ailleurs peu enviable, précisément parce qu’elle a dû être achetée par l’oubli de tout ce qui leur parait vraiment digne d’intérêt ; cependant, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il est des sciences, même expérimentales, dont l’Occident moderne n’a pas la moindre idée. Il existe de telles sciences en Orient, parmi celles auxquelles nous donnons le nom de « sciences traditionnelles » ; en Occident même, il y en avait aussi au moyen âge, et qui avaient des caractères tout à fait comparables ; et ces sciences, dont certaines donnent même lieu à des applications pratiques d’une incontestable efficacité, procèdent par des moyens d’investigation qui sont totalement étrangers aux savants européens de nos jours. Ce n’est point ici le lieu de nous étendre sut ce sujet ; mais nous devons du moins expliquer pourquoi nous disons que certaines connaissances d’ordre scientifique ont une base traditionnelle, et en quel sens nous l’entendons ; d’ailleurs cela revient précisément à montrer, plus clairement encore que nous ne l’avons fait jusqu’ici, ce qui fait défaut à la science occidentale. Nous avons dit qu’un des caractères spéciaux de cette science occidentale, c’est de se prétendre entièrement indépendante et autonome ; et cette prétention ne peut se soutenir que si l’on ignore systématiquement toute connaissance d’ordre supérieur à la connaissance scientifique, ou mieux encore si on la nie formellement. Ce qui est au-dessus de la science, dans la hiérarchie nécessaire des connaissances, c’est la métaphysique, qui est la connaissance intellectuelle pure et transcendante, tandis que la science n’est, par définition même, que la connaissance rationnelle ; la métaphysique est essentiellement supra-rationnelle, il faut qu’elle soit cela ou qu’elle ne soit pas. Or le rationalisme consiste, non pas à affirmer simplement que la raison vaut quelque chose, ce qui n’est contesté que par les seuls sceptiques, mais à soutenir qu’il n’y a rien au-dessus d’elle, donc pas de connaissance possible au delà de la connaissance scientifique ; ainsi, le rationalisme implique nécessairement la négation de la métaphysique. Presque tous les philosophes modernes sont rationalistes, d’une façon plus ou moins étroite, plus ou moins explicite ; chez ceux qui ne le sont pas, il n’y a que sentimentalisme et volontarisme, ce qui n’est pas moins antimétaphysique, parce que, si l’on admet alors quelque chose d’autre que la raison, c’est au-dessous d’elle qu’on le cherche, au lieu de le chercher au-dessus ; l’intellectualisme véritable est au moins aussi éloignée du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme contemporain, mais il l’est exactement en sens inverse. Dans ces conditions, si un philosophe moderne prétend faire de la métaphysique, on peut être assuré que ce à quoi il donne ce nom n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie, et il en est effectivement ainsi ; nous ne pouvons accorder à ces choses d’autre dénomination que celle de « pseudo-métaphysique », et, s’il s’y rencontre cependant parfois quelques considérations valables, elles se rattachent en réalité à l’ordre scientifique pur et simple. Donc, absence complète de la connaissance métaphysique, négation de toute connaissance autre que scientifique, limitation arbitraire de la connaissance scientifique elle-même à certains domaines particuliers à l’exclusion des autres, ce sont là des caractères généraux de la pensée proprement moderne ; voilà à quel degré d’abaissement intellectuel en est arrivé l’Occident, depuis qu’il est sorti des voies qui sont normales au reste de l’humanité.
(1) Kritik der reinen Vernunft, éd. Hartenstein, p. 256.
La métaphysique est la connaissance des principes d’ordre universel, dont toutes choses dépendent nécessairement, directement ou indirectement ; là où la métaphysique est absente, toute connaissance qui subsiste, dans quelque ordre que ce soit, manque donc véritablement de principe, et, si elle gagne par là quelque chose en indépendance (non de droit, mais de fait), elle perd bien davantage en portée et en profondeur. C’est pourquoi la science occidentale est, si l’on peut dire, toute en surface ; se dispersant dans la multiplicité indéfinie des connaissances fragmentaires, se perdant dans le détail innombrable des faits, elle n’apprend rien de la vraie nature des choses, qu’elle déclare inaccessible pour justifier son impuissance à cet égard ; aussi son intérêt est-il beaucoup plus pratique que spéculatif. S’il y a quelquefois des essais d’unification de ce savoir éminemment analytique, ils sont purement factices et ne reposent jamais que sur des hypothèses plus ou moins hasardeuses ; aussi s’écroulent-ils tous les uns après les autres, et il ne semble pas qu’une théorie scientifique de quelque ampleur soit capable de durer plus d’un demi-siècle au maximum. Du reste, l’idée occidentale d’après laquelle la synthèse est comme un aboutissement et une conclusion de l’analyse est radicalement fausse ; la vérité est que, par l’analyse, on ne peut jamais arriver à une synthèse digne de ce nom, parce que ce sont là des choses qui ne sont point du même ordre ; et il est de la nature de l’analyse de pouvoir se poursuivre indéfiniment, si le domaine dans lequel elle s’exerce est susceptible d’une telle extension, sans qu’on en soit plus avancé quant à l’acquisition d’une vue d’ensemble sur ce domaine ; à plus forte raison est-elle parfaitement inefficace pour obtenir un rattachement à des principes d’ordre supérieur. Le caractère analytique de la science moderne se traduit par la multiplication sans cesse croissante des « spécialités », dont Auguste Comte lui-même n’a pu s’empêcher de dénoncer les dangers ; cette « spécialisation », si vantée de certains sociologues sous le nom de « division du travail », est à coup sûr le meilleur moyen d’acquérir cette « myopie intellectuelle » qui semble faire partie des qualifications requises du parfait « scientiste », et sans laquelle, d’ailleurs, le « scientisme » même n’aurait guère de prise. Aussi les « spécialistes », dès qu’on les sort de leur domaine, font-ils généralement preuve d’une incroyable naïveté ; rien n’est plus facile que de leur en imposer, et c’est ce qui fait une bonne partie du succès des théories les plus saugrenues, pour peu qu’on ait soin de les dire « scientifiques » ; les hypothèses les plus gratuites, comme celle de l’évolution par exemple, prennent alors figure de « lois » et sont tenues pour prouvées ; si ce succès n’est que passager, on en est quitte pour trouver ensuite autre chose, qui est toujours accepté avec une égale facilité. Les fausses synthèses, qui s’efforcent de tirer le supérieur de l’inférieur (curieuse transposition de la conception démocratique), ne peuvent jamais être qu’hypothétiques ; au contraire, la véritable synthèse, qui part des principes, participe de leur certitude ; mais, bien entendu, il faut pour cela partir de vrais principes, et non de simples hypothèses philosophiques à la manière de Descartes. En somme, la science, en méconnaissant les principes et en refusant de s’y rattacher, se prive à la fois de la plus haute garantie qu’elle puisse recevoir et de la plus sûre direction qui puisse lui être donnée ; il n’est plus de valable en elle que les connaissances de détail, et, dès qu’elle veut s’élever d’un degré, elle devient douteuse et chancelante. Une autre conséquence de ce que nous venons de dire quant aux rapports de l’analyse et de la synthèse, c’est que le développement de la science, tel que le conçoivent les modernes, n’étend pas réellement son domaine : la somme des connaissances partielles peut s’accroître indéfiniment à l’intérieur de ce domaine, non par approfondissement, mais par division et subdivision poussée de plus en plus loin ; c’est bien vraiment la science de la matière et de la multitude. D’ailleurs, quand même il y aurait une extension réelle, ce qui peut arriver exceptionnellement, ce serait toujours dans le même ordre, et cette science ne serait pas pour cela capable de s’élever plus haut ; constituée comme elle l’est, elle se trouve séparée des principes par un abîme que rien ne peut, nous ne disons pas lui faire franchir, mais diminuer même dans les plus infimes proportions.
Quand nous disons que les sciences, même expérimentales, ont en Orient une base traditionnelle, nous voulons dire que, contrairement à ce qui a lieu en Occident, elles sont toujours rattachées à certains principes ; ceux-ci ne sont jamais perdus de vue, et les choses contingentes elles-mêmes semblent ne valoir la peine d’être étudiées qu’en tant que conséquences et manifestations extérieures de quelque chose qui est d’un autre ordre. Assurément, connaissance métaphysique et connaissance scientifique n’en demeurent pas moins profondément distinctes ; mais il n’y a pas entre elles une discontinuité absolue, comme celle que l’on constate lorsqu’on envisage l’état présent de la connaissance scientifique chez les Occidentaux. Pour prendre un exemple en Occident même, que l’on considère toute la distance qui sépare le point de vue de la cosmologie de l’antiquité et du moyen âge, et celui de la physique telle que l’entendent les savants modernes : jamais, avant l’époque actuelle, l’étude du monde sensible n’avait été regardée comme se suffisant à elle-même ; jamais la science de cette multiplicité changeante et transitoire n’aurait été jugée vraiment digne du nom de connaissance si l’on n’avait trouvé le moyen de la relier, à un degré ou à un autre, à quelque chose de stable et de permanent. La conception ancienne, qui est toujours demeurée celle des Orientaux, tenait une science quelconque pour valable moins en elle-même que dans la mesure où elle exprimait à sa façon particulière et représentait dans un certain ordre de choses un reflet de la vérité supérieure, immuable, dont participe nécessairement tout ce qui possède quelque réalité ; et, comme les caractères de cette vérité s’incarnaient en quelque sorte dans l’idée de tradition, toute science apparaissait ainsi comme un prolongement de la doctrine traditionnelle elle-même, comme une de ses applications, secondaires et contingentes sans doute, accessoires et non essentielles, constituant une connaissance inférieure si l’on veut, mais pourtant encore une véritable connaissance, puisqu’elle conservait un lien avec la connaissance par excellence, celle de l’ordre intellectuel pur. Cette conception, comme on le voit, ne saurait à aucun prix s’accommoder du grossier naturalisme de fait qui enferme nos contemporains dans le seul domaine des contingences, et même, plus exactement, dans une étroite portion de ce domaine (1) ; et, comme les Orientaux, nous le répétons, n’ont point varié là-dessus et ne peuvent le faire sans renier les principes sur lesquels repose toute leur civilisation, les deux mentalités paraissent décidément incompatibles ; mais, puisque c’est l’Occident qui a changé, et que d’ailleurs il change sans cesse, peut-être arrivera-t-il un moment où sa mentalité se modifiera enfin dans un sens favorable et s’ouvrira à une compréhension plus vaste, et alors cette incompatibilité s’évanouira d’elle-même.
(1) Nous disons naturalisme de fait parce que cette limitation est acceptée par bien des gens qui ne font pas profession de naturalisme au sens plus spécialement philosophique ; de même, il y a une mentalité positiviste qui ne supporte nullement l’adhésion au positivisme en tant que système.
Nous pensons avoir suffisamment montré à quel point est justifiée l’appréciation des Orientaux sur la science occidentale ; et, dans ces conditions, il n’y a qu’une chose qui puisse expliquer l’admiration sans bornes et le respect superstitieux dont cette science est l’objet : c’est quelle est en parfaite harmonie avec les besoins d’une civilisation purement matérielle. En effet, ce n’est pas de spéculation désintéressée qu’il s’agit ; ce qui frappe des esprits dont toutes les préoccupations sont tournées vers l’extérieur, ce sont les applications auxquelles la science donne lieu, c’est son caractère avant tout pratique et utilitaire ; et c’est surtout grâce aux inventions mécaniques que l’esprit « scientiste » a acquis son développement. Ce sont ces inventions qui ont suscité, depuis le début du XIXe siècle, un véritable délire d’enthousiasme, parce qu’elles semblaient avoir pour objectif cet accroissement du bien-être corporel qui est manifestement la principale aspiration du monde moderne ; et d’ailleurs, sans s’en apercevoir, on créait ainsi encore plus de besoins nouveaux qu’on ne pouvait en satisfaire, de sorte que, même à ce point de vue très relatif, le progrès est chose fort illusoire ; et, une fois lancé dans cette voie, il ne parait plus possible de s’arrêter, il faut toujours du nouveau. Mais, quoi qu’il en soit, ce sont ces applications, confondues avec la science elle-même, qui ont fait surtout le crédit et le prestige de celle-ci ; cette confusion, qui ne pouvait se produire que chez des gens ignorants de ce qu’est la spéculation pure, même dans l’ordre scientifique, est devenue tellement ordinaire que de nos jours, si l’on ouvre n’importe quelle publication, on y trouve constamment désigné sous le nom de « science » ce qui devrait proprement s’appeler « industrie » ; le type du « savant », dans l’esprit du plus grand nombre, c’est l’ingénieur, l’inventeur ou le constructeur de machine. Pour ce qui est des théories scientifiques, elles ont bénéficié de cet état d’esprit, bien plus qu’elles ne l’ont suscité ; si ceux mêmes qui sont le moins capables de les comprendre les acceptent de confiance et les reçoivent comme de véritables dogmes (et ils sont d’autant plus facilement illusionnés qu’ils comprennent moins), c’est qu’ils les regardent, à tort ou à raison, comme solidaires de ces inventions pratiques qui leur paraissent si merveilleuses. A vrai dire, cette solidarité est beaucoup plus apparente que réelle ; les hypothèses plus ou moins inconsistantes ne sont pour rien dans ces découvertes et ces applications sur l’intérêt desquelles les avis peuvent différer, mais qui ont en tout cas le mérite d’être quelque chose d’effectif : et, inversement, tout ce qui pourra être réalisé dans l’ordre pratique ne prouvera jamais la vérité d’une hypothèse quelconque. Du reste, d’une façon plus générale, il ne saurait y avoir, à proprement parler, de vérification expérimentale d’une hypothèse, car il est toujours possible de trouver plusieurs théories par lesquelles les mêmes faits s’expliquent également bien : on peut éliminer certaines hypothèses lorsqu’on s’aperçoit qu’elles sont en contradiction avec des faits, mais celles qui subsistent demeurent toujours de simples hypothèses et rien de plus ; ce n’est pas ainsi que l’on pourra jamais obtenir des certitudes. Seulement, pour des hommes qui n’acceptent que le fait brut, qui n’ont d’autre critérium de vérité que l’ « expérience » entendue uniquement comme la constatation des phénomènes sensibles, il ne peut être question d’aller plus loin ou de procéder autrement, et alors il n’y a que deux attitudes possibles : ou bien prendre son parti du caractère hypothétique des théories scientifiques et renoncer à toute certitude supérieure à la simple évidence sensible ; ou bien méconnaître ce caractère hypothétique et croire aveuglément à tout ce qui est enseigné an nom de la « science ». La première attitude, assurément plus intelligente que la seconde (en tenant compte des limites de l’intelligence « scientifique »), est celle de certains savants qui, moins naïfs que les autres, se refusent à être dupes de leurs propres hypothèses ou de celles de leurs confrères ; ils en arrivent ainsi, pour tout ce qui ne relève pas de la pratique immédiate, à une sorte de scepticisme plus ou moins complet ou tout au moins de probabilisme : c’est l’ « agnosticisme » ne s’appliquant plus seulement à ce qui dépasse le domaine scientifique, mais s’étendant à l’ordre scientifique même ; et ils ne sortent de cette attitude négative que par un pragmatisme plus ou moins conscient, remplaçant, comme chez Henri Poincaré, la considération de la vérité d’une hypothèse par celle de la commodité ; n’est-ce pas là un aveu d’incurable ignorance ? Cependant, la seconde attitude, que l’on peut appeler dogmatique, est maintenue avec plus ou moins de sincérité par d’autres savants, mais surtout par ceux qui se croient obligés d’affirmer pour les besoins de l’enseignement ; paraître toujours sûr de soi et de ce que l’on dit, dissimuler les difficultés et les incertitudes, ne jamais rien énoncer sous forme dubitative, c’est en effet le moyen le plus facile de se faire prendre au sérieux et d’acquérir de l’autorité lorsqu’on a affaire à un public généralement incompétent et incapable de discernement, soit qu’on s’adresse à des élèves, soit qu’on veuille faire œuvre de vulgarisation. Cette même attitude est naturellement prise, et cette fois d’une façon incontestablement sincère, par ceux qui reçoivent un tel enseignement ; aussi est-elle communément celle de ce qu’on appelle le « grand public », et l’esprit « scientiste » peut être observé dans toute sa plénitude, avec ce caractère de croyance aveugle, chez les hommes qui ne possèdent qu’une demi-instruction, dans les milieux où règne la mentalité que l’on qualifie souvent de « primaire », bien qu’elle ne soit pas l’apanage exclusif du degré d’enseignement qui porte cette désignation.
Nous avons prononcé tout a l’heure le mot de « vulgarisation » ; c’est là encore une chose tout à fait particulière à la civilisation moderne, et l’on peut y voir un des principaux facteurs de cet état d’esprit que nous essayons présentement de décrire. C’est une des formes que revêt cet étrange besoin de propagande dont est animé l’esprit occidental, et qui ne peut s’expliquer que par l’influence prépondérante des éléments sentimentaux ; nulle considération intellectuelle ne justifie le prosélytisme, dans lequel les Orientaux ne voient qu’une preuve d’ignorance et d’incompréhension ; ce sont deux choses entièrement différentes que d’exposer simplement la vérité telle qu’on l’a comprise, en n’y apportant que l’unique préoccupation de ne pas la dénaturer, et de vouloir à toute force faire partager par d’autres sa propre conviction. La propagande et la vulgarisation ne sont même possibles qu’au détriment de la vérité : prétendre mettre celle-ci « à la portée de tout le monde », la rendre accessible à tous indistinctement, c’est nécessairement l’amoindrir et la déformer, car il est impossible d’admettre que tous les hommes soient également capables de comprendre n’importe quoi : ce n’est pas une question d’instruction plus ou moins étendue, c’est une question d’ « horizon intellectuel », et c’est là quelque chose qui ne peut se modifier, qui est inhérent à la nature même de chaque individu humain. Le préjugé chimérique de l’ « égalité » va à l’encontre des faits les mieux établis, dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre physique ; c’est la négation de toute hiérarchie naturelle, et c’est l’abaissement de toute connaissance au niveau de l’entendement borné du vulgaire. On ne veut plus admettre rien qui dépasse la compréhension commune, et, effectivement, les conceptions scientifiques et philosophiques de notre époque, quelles que soient leurs prétentions, sont au fond de la plus lamentable médiocrité ; on n’a que trop bien réussi à éliminer tout ce qui aurait pu être incompatible avec le souci de la vulgarisation. Quoi que certains puissent en dire, la constitution d’une élite quelconque est inconciliable avec l’idéal démocratique ; ce qu’exige celui-ci, c’est la distribution d’un enseignement rigoureusement identique aux individus les plus inégalement doués, les plus différents d’aptitudes et de tempérament ; malgré tout, on ne peut empêcher cet enseignement de produire des résultats très variables encore, mais cela est contraire aux intentions de ceux qui l’ont institué. En tout cas, un tel système d’instruction est assurément le plus imparfait de tous, et la diffusion inconsidérée de connaissances quelconques est toujours plus nuisible qu’utile, car elle ne peut amener, d’une manière générale, qu’un état de désordre et d’anarchie. C’est à une telle diffusion que s’opposent les méthodes de l’enseignement traditionnel, tel qu’il existe partout en Orient où l’on sera toujours beaucoup plus persuadé des inconvénients très réels de l’ « instruction obligatoire » que de ses bienfaits supposés. Les connaissances que le public occidental peut avoir à sa disposition ont beau n’avoir rien de transcendant, elles sont encore amoindries dans les ouvrages de vulgarisation, qui n’en exposent que les aspects les plus inférieurs, et en les faussant encore pour les simplifier ; et ces ouvrages insistent complaisamment sur les hypothèses les plus fantaisistes, les donnant audacieusement pour des vérités démontrées, et les accompagnant de ces ineptes déclamations qui plaisent tant à la foule. Une demi-science acquise par de telles lectures, ou par un enseignement dont tous les éléments sont puisés dans des manuels de même valeur, est autrement néfaste que l’ignorance pure et simple ; mieux vaut ne rien connaitre du tout que d’avoir l’esprit encombré d’idées fausses, souvent indéracinables, surtout lorsqu’elles ont été inculquées dès le plus jeune âge. L’ignorant garde du moins la possibilité d’apprendre s’il en trouve l’occasion ; il peut posséder un certain « bon sens » naturel, qui, joint à la conscience qu’il a ordinairement de son incompétence, suffit à lui éviter bien des sottises. L’homme qui a reçu une demi-instruction, au contraire, a presque toujours une mentalité déformée, et ce qu’il croit savoir lui donne une telle suffisance qu’il s’imagine pouvoir parler de tout indistinctement ; il le fait à tort et à travers, mais d’autant plus facilement qu’il est plus incompétent : toutes choses paraissent si simples à celui qui ne connaît rien !
D’ailleurs, même en laissant de côté les inconvénients de la vulgarisation proprement dite, et en envisageant la science occidentale dans sa totalité et sous ses aspects les plus authentiques, la prétention qu’affichent les représentants de cette science de pouvoir l’enseigner à tous sans aucune réserve est encore un signe d’évidente médiocrité. Aux yeux des Orientaux, ce dont l’étude ne requiert aucune qualification particulière ne peut avoir grande valeur et ne saurait rien contenir de vraiment profond ; et, en effet la science occidentale est tout extérieure et superficielle ; pour la caractériser, au lieu de dire « savoir ignorant », nous dirions encore volontiers, et à peu près dans le même sens, « savoir profane ». A ce point de vue pas plus qu’aux autres, la philosophie ne se distingue vraiment de la science : on a parfois voulu la définir comme la « sagesse humaine » ; cela est vrai, mais à la condition d’insister sur ce qu’elle n’est que cela, une sagesse purement humaine, dans l’acception la plus limitée de ce mot, ne faisant appel à aucun élément d’un ordre supérieur à la raison ; pour éviter toute équivoque, nous l’appellerions aussi « sagesse profane », mais cela revient à dire qu’elle n’est nullement une sagesse au fond qu’elle n’en est que l’apparence illusoire. Nous n’insisterons pas ici sur les conséquences de ce caractère « profane » de tout le savoir occidental moderne ; mais, pour montrer encore à quel point ce savoir est superficiel et factice, nous signalerons que les méthodes d’instruction en usage ont pour effet de mettre la mémoire presque entièrement à la place de l’intelligence : ce qu’on demande aux élèves, à tous les degrés de l’enseignement, c’est d’accumuler des connaissances, non de les assimiler ; on s’applique surtout aux choses dont l’étude n’exige aucune compréhension ; les faits sont substitués aux idées, et l’érudition est communément prise pour de la science réelle. Pour promouvoir ou discréditer telle ou telle branche de connaissance, telle ou telle méthode, il suffit de proclamer qu’elle est ou n’est pas « scientifique » ; ce qui est tenu officiellement pour « méthodes scientifiques », ce sont les procédés de l’érudition la plus inintelligente, la plus exclusive de tout ce qui n’est point la recherche des faits pour eux-mêmes, et jusque dans leurs détails les plus insignifiants ; et, chose digne de remarque, ce sont les « littéraires » qui abusent le plus de cette dénomination. Le prestige de cette étiquette « scientifique », alors même qu’elle n’est vraiment rien de plus qu’une étiquette, c’est bien le triomphe de l’esprit « scientiste » par excellence ; et ce respect qu’impose à la foule (y compris les prétendus « intellectuels ») l’emploi d’un simple mot, n’avons-nous pas raison de l’appeler « superstition de la science » ?
Naturellement, la propagande « scientiste » ne s’exerce pas seulement à l’intérieur, sous la double forme de l’ « instruction obligatoire » et de la vulgarisation ; elle sévit aussi à l’extérieur, comme toutes les autres variétés du prosélytisme occidental. Partout où les Européens se sont installés, ils ont voulu répandre les soi-disant « bienfaits de l’instruction », et toujours suivant les mêmes méthodes, sans tenter la moindre adaptation, et sans se demander s’il n’existe pas déjà là quelque autre genre d’instruction ; tout ce qui ne vient pas d’eux doit être tenu pour nul et non avenu, et l’ « égalité » ne permet pas aux différents peuples et aux différentes races d’avoir leur mentalité propre ; du reste, le principal « bienfait » qu’attendent de cette instruction ceux qui l’imposent, c’est probablement, toujours et partout, la destruction de l’esprit traditionnel. L’ « égalité » si chère aux Occidentaux se réduit d’ailleurs, dès qu’ils sortent de chez eux, à la seule uniformité ; le reste de ce qu’elle implique n’est pas article d’exportation et ne concerne que les rapports des Occidentaux entre eux, car ils se croient incomparablement supérieurs à tous les autres hommes, parmi lesquels ils ne font guère de distinctions : les nègres les plus barbares et les Orientaux les plus cultivés sont traités à peu près de la même façon, puisqu’ils sont pareillement en dehors de l’unique « civilisation » qui ait droit à l’existence. Aussi les Européens se bornent-ils généralement à enseigner les plus rudimentaires de toutes leurs connaissances ; il n’est pas difficile de se figurer comment elles doivent être appréciées des Orientaux, à qui même ce qu’il y a de plus élevé dans ces connaissances semblerait remarquable surtout par son étroitesse et empreint d’une naïveté assez grossière. Comme les peuples qui ont une civilisation à eux se montrent plutôt réfractaires à cette instruction tant vantée, tandis que les peuples sans culture la subissent beaucoup plus docilement, les Occidentaux ne sont peut-être pas loin de juger les seconds supérieurs aux premiers ; ils réservent une estime au moins relative à ceux qu’ils regardent comme susceptibles de « s’élever » à leur niveau, ne fût-ce qu’après quelques siècles du régime d’ « instruction obligatoire » et élémentaire. Malheureusement, ce que les Occidentaux appellent « s’élever », il en est qui, en ce qui les concerne, l’appelleraient « s’abaisser » ; c’est là ce qu’en pensent tous les Orientaux, même s’ils ne le disent pas, et s’ils préfèrent, comme cela arrive le plus souvent, s’enfermer dans le silence le plus dédaigneux, laissant, tellement cela leur importe peu, la vanité occidentale libre d’interpréter leur attitude comme il lui plaira.
Les Européens ont une si haute opinion de leur science qu’ils en croient le prestige irrésistible, et ils s’imaginent que les autres peuples doivent tomber en admiration devant leurs découvertes les plus insignifiantes ; cet état d’esprit, qui les conduit parfois à de singulières méprises, n’est pas tout nouveau, et nous en avons trouvé chez Leibnitz un exemple assez amusant. On sait que ce philosophe avait formé le projet d’établir ce qu’il appelait une « caractéristique universelle », c’est-à-dire une sorte d’algèbre généralisée, rendue applicable aux notions de tout ordre, au lieu d’être restreinte aux seules notions quantitatives ; cette idée lui avait d’ailleurs été inspirée par certains auteurs du moyen âge, notamment Raymond Lulle et Trithème. Or, au cours des études qu’il fit pour essayer de réaliser ce projet, Leibnitz fut amené à se préoccuper de la signification des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise, et plus particulièrement des figures symboliques qui forment la base du Yi-king ; on va voir comment il comprit ces dernières : « Leibnitz, dit L. Couturat ; croyait avoir trouvé par sa numération binaire (numération qui n’emploie que les signes 0 et 1, et dans laquelle il voyait une image de la création ex nihilo) l’interprétation des caractères de Fo-hi, symboles chinois mystérieux et d’une haute antiquité, dont les missionnaires européens et les Chinois eux-mêmes ne connaissaient pas le sens... Il proposait d’employer cette interprétation à la propagation de la foi en Chine, attendu qu’elle était propre à donner aux Chinois une haute idée de la science européenne, et à montrer l’accord de celle-ci avec les traditions vénérables et sacrées de la sagesse chinoise. Il joignit cette interprétation à l’exposé de son arithmétique binaire qu’il envoya à l’Académie des Sciences de Paris » (1).
(1) La Logique de Leibnitz, pp.474-475.
Voici, en effet, ce que nous lisons textuellement dans le mémoire dont il est ici question : « Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul (de l’Arithmétique binaire), c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans (1) et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova (2), comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée signifie le zéro ou 0. Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sçai quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vînt maintenant des Européens. Voici comment : il n’y a guères plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnoître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi, m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince Philosophe qui va à 643, et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avois communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de tems, paroîtra d’autant plus curieuse... Et cet accord me donne une grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paroît aisé maintenant, ne l’étoit pas tout dans ces tems éloignés... Or, comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères chinois, quoique fort altérés par la suite des tems, son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourroit bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l’on pouvoît déterrer le fondement de l’écriture chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R. P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sçai s’il y a jamais eu dans l’écriture chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que tout raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourroit être tiré de leurs Caractères par une manière de calcul, qui seroit un des plus importans moyens d’aider l’esprit humain » (4).
(1) La date exacte est 3468 avant l’ère chrétienne, d’après une chronologie basée sur la description précise de l’état du ciel à cette époque ; ajoutons que le nom de Fo-hi sert en réalité de désignation à toute une période de l’histoire chinoise.
(2) Kova est le nom chinois des « trigrammes », c’est-à-dire des figures qu’on obtient en assemblant trois à trois, de toutes les manières possibles, des traits pleins et brisés, et qui sont effectivement au nombre de huit.
(3) Il s’agit là des soixante-quatre « hexagrammes » de Wen-wang, c’est-à-dire des figures de six traits formés en combinant les huit « trigrammes » deux à deux. Notons en passant que l’interprétation de Leibnitz est tout à fait incapable d’expliquer, entre autres choses, pourquoi ces « hexagrammes », aussi bien que les « trigrammes » dont ils sont dérivés, sont toujours disposés en un tableau de forme circulaire.
(4) Explication de l’Arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1, avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy, Mémoire de l’Académie des Sciences, 1703 : Œuvres mathématiques de Leibnitz, éd. Gerhardt, t. VII, pp. 226-227. Voir aussi De Dyadicis : ibid., t. VII, pp. 233-234. Ce texte se termine ainsi : « Ita mirum accidit, ut res ante ter et amplius (millia !) annos nota in extremo noetri continentis, oriente, nunc in extreme ejus occidente, sed melioribus, ut spero auspiciis resuscitaretur. Nam non apparet, antea usum hujus characterismi ad augendam numerotionem intelligentes nescio quos mysticos significatus in characteribus mere numeralibus sibi fingebant. »
Nous avons tenu à reproduire tout au long ce curieux document, qui permet de mesurer jusqu’où pouvait aller la compréhension de celui que nous regardons pourtant comme le plus « intelligent » de tous les philosophes modernes : Leibnitz était persuadé à l’avance que sa « caractéristique », qu’il ne parvint d’ailleurs jamais à constituer (et les « logisticiens » d’aujourd’hui ne sont guère plus avancés), ne pourrait manquer d’être bien supérieure à l’idéographie chinoise ; et le plus beau, c’est qu’il pense faire grand honneur à Fo-hi en lui attribuant un « essai d’arithmétique » et la première idée de son petit jeu de numération. Il nous semble voir d’ici le sourire des Chinois, si on leur avait présenté cette interprétation quelque peu puérile, qui aurait été fort loin de leur donner « une haute idée de la science européenne », mais qui aurait été propre à leur en faire apprécier très exactement la portée réelle. La vérité est que les Chinois n’ont jamais « perdu la signification », ou plutôt les significations des symboles dont il s’agit ; seulement, ils ne se croyaient point obligés de les expliquer au premier venu, surtout s’ils jugeaient que ce serait peine perdue ; et Leibnitz, en parlant de « je ne sçai quels sens éloignés », avoue en somme qu’il n’y comprend rien. Ce sont ces sens, soigneusement conservés par la tradition (que les commentaires ne font que suivre fidèlement) qui constituent « la vraie explication », et ils n’ont d’ailleurs rien de « mystique » ; mais quelle meilleure preuve d’incompréhension pouvait-on donner que de prendre des symboles métaphysiques pour « des caractères purement numéraux » ? Des symboles métaphysiques, voilà en effet ce que sont essentiellement les « trigrammes » et les « hexagrammes », représentation synthétique de théories susceptibles de recevoir des développements illimités, et susceptibles aussi d’adaptations multiples, si, au lieu de se tenir dans le domaine des principes, on en veut faire l’application à tel ou tel ordre déterminé. On aurait fort étonné Leibnitz si on lui avait dit que son interprétation arithmétique trouvait place aussi parmi ces sens qu’il rejetait sans les connaître, mais seulement à un rang tout à fait accessoire et subordonné ; car cette interprétation n’est pas fausse en elle-même, et elle est parfaitement compatible avec toutes les autres, mais elle est tout à fait incomplète et insuffisante, insignifiante même quand on l’envisage isolément, et ne peut prendre d’intérêt qu’en vertu de la correspondance analogique qui relie les sens inférieurs au sens supérieur, conformément à ce que nous avons dit de la nature des « sciences traditionnelles ». Le sens supérieur, c’est le sens métaphysique pur ; tout le reste, ce ne sont qu’applications diverses, plus ou moins importantes, mais toujours contingentes : c’est ainsi qu’il peut y avoir une application arithmétique comme il y en a une indéfinie d’autres, comme il y a par exemple une application logique, qui eût pu servir davantage au projet de Leibnitz s’il l’eût connue, comme il y a une application sociale, qui est le fondement du Confucianisme, comme il y a une application astronomique, la seule que les Japonais aient jamais pu saisir (1), comme il y a même une application divinatoire, que les Chinois regardent d’ailleurs comme une des plus inférieures de toutes, et dont ils abandonnent la pratique aux jongleurs errants.
(1) La traduction française du Yi-king par Philastre (Annales du Musée Guimet, t. VIII et t. XXIII), qui est d’ailleurs une œuvre extrêmement remarquable, a le défaut d’envisager un peu trop exclusivement le sens astronomique.
Si Leibnitz s’était trouvé en contact direct avec les Chinois, ceux-ci lui auraient peut-être expliqué (mais l’aurait-il compris ?) que même les chiffres dont il se servait pouvaient symboliser des idées d’un ordre beaucoup plus profond que les idées mathématiques, et que c’est en raison d’un tel symbolisme que les nombres jouaient un rôle dans la formation des idéogrammes, non moins que dans l’expression des doctrines pythagoriciennes (ce qui montre que ces choses n’étaient pas ignorées de l’antiquité occidentale). Les Chinois auraient même pu accepter la notation par 0 et 1, et prendre ces « caractères purement numéraux » pour représenter symboliquement les idées métaphysiques du yin et du yang (qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la conception de la création ex nihilo), tout en ayant bien des raisons de préférer, comme plus adéquate, la représentation fournie par les « linéations » de Fo-hi, dont l’objet propre et direct est dans le domaine métaphysique. Nous avons développé cet exemple parce qu’il fait apparaître clairement la différence qui existe entre le systématisme philosophique et la synthèse traditionnelle, entre la science occidentale et la sagesse orientale ; il n’est pas difficile de reconnaître, sur cet exemple qui a pour nous, lui aussi, une valeur de symbole, de quel côté se trouvent l’incompréhension et l’étroitesse de vues (1). Leibnitz, prétendant comprendre les symboles chinois mieux que les Chinois eux-mêmes, est un véritable précurseur des orientalistes, qui ont, les Allemands surtout, la même prétention à l’égard de toutes les conceptions et de toutes les doctrines orientales, et qui refusent de tenir le moindre compte de l’avis des représentants autorisés de ces doctrines : nous avons cité ailleurs le cas de Deussen s’imaginant expliquer Shankarâchârya aux Hindous, et l’interprétant à travers les idées de Schopenhauer ; ce sont bien là des manifestations d’une seule et même mentalité.
(1) Nous rappellerons ici ce que nous avons dit de la pluralité de sens de tous les textes traditionnels, et spécialement des idéogrammes chinois : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. IX. Nous y joindrons encore cette citation empruntée à Philastre : « En chinois, le mot (ou le caractère) n’a presque jamais de sens absolument défini et limité ; le sens résulte très généralement de la position dans la phrase, mais avant tout de son emploi dans tel ou tel livre plus ancien et de l’interprétation admise dans ce cas… Le mot n’a de valeur que par ses acceptions traditionnelles » (Yi-king, 1re partie, p. 8).
Nous devons faire encore à ce propos une dernière remarque : c’est que les Occidentaux, qui affichent si insolemment en toute occasion la croyance à leur propre supériorité et à celle de leur science, sont vraiment bien mal venus à traiter la sagesse orientale d’ « orgueilleuse », comme certains d’entre eux le font parfois, sous prétexte qu’elle ne s’astreint point aux limitations qui leur sont coutumières, et parce qu’ils ne peuvent souffrir ce qui les dépasse ; c’est là un des travers habituels de la médiocrité, et c’est ce qui fait le fond de l’esprit démocratique. L’orgueil, en réalité, est chose bien occidentale ; l’humilité aussi, d’ailleurs, et, si paradoxal que cela puisse sembler, il y a une solidarité assez étroite entre ces deux contraires : c’est un exemple de la dualité qui domine tout l’ordre sentimental, et dont le caractère propre des conceptions morales fournit la preuve la plus éclatante, car les notions de bien et de mal ne sauraient exister que par leur opposition même. En réalité, l’orgueil et l’humilité sont pareillement étrangers et indifférents à la sagesse orientale (nous pourrions aussi bien dire à la sagesse sans épithète), parce que celle-ci est d’essence purement intellectuelle, et entièrement dégagée de toute sentimentalité ; elle sait que l’être humain est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ne le croient les Occidentaux, ceux d’aujourd’hui tout au moins, et elle sait aussi qu’il est exactement ce qu’il doit être pour occuper la place qui lui est assignée dans l’ordre universel. L’homme, nous voulons dire l’individualité humaine, n’a aucunement une situation privilégiée ou exceptionnelle, pas plus dans un sens que dans l’autre ; il n’est ni en haut ni en bas de l’échelle des êtres ; il représente tout simplement, dans la hiérarchie des existences, un état comme les autres, parmi une indéfinité d’autres, dont beaucoup lui sont supérieurs, et dont beaucoup aussi lui sont inférieurs. Il n’est pas difficile de constater, à cet égard même, que l’humilité s’accompagne très volontiers d’un certain genre d’orgueil : par la façon dont on cherche parfois en Occident à abaisser l’homme, on trouve moyen de lui attribuer en même temps une importance qu’il ne saurait avoir réellement, du moins en tant qu’individualité ; peut-être y a-t-il là un exemple de cette sorte d’hypocrisie inconsciente qui est, à un degré ou à un autre, inséparable de tout « moralisme », et dans laquelle les Orientaux voient assez généralement un des caractères spécifiques de l’Occidental. Du reste, ce contrepoids de l’humilité n’existe pas toujours, tant s’en faut ; il y a aussi, chez bon nombre d’autres Occidentaux, une véritable déification de la raison humaine, s’adorant elle-même, soit directement, soit à travers la science qui est son œuvre ; c’est la forme la plus extrême du rationalisme et du « scientisme », mais c’est aussi leur aboutissement le plus naturel et, somme toute, le plus logique. En effet, quand on ne connaît rien au delà de cette science et de cette raison, on peut bien avoir l’illusion de leur suprématie absolue ; quand on ne connaît rien de supérieur à l’humanité, et plus spécialement à ce type d’humanité que représente l’Occident moderne, on peut être tenté de la diviniser, surtout si le sentimentalisme s’en mêle (et nous avons montré qu’il est loin d’être incompatible avec le rationalisme). Tout cela n’est que la conséquence inévitable de cette ignorance des principes que nous avons dénoncée comme le vice capital de la science occidentale ; et, en dépit des protestations de Littré, nous ne pensons pas qu’Auguste Comte ait fait dévier le moins du monde le positivisme en voulant instaurer une « religion de l’Humanité » ; ce « mysticisme » spécial n’était rien d’autre qu’un essai de fusion des deux tendances caractéristiques de la civilisation moderne. Bien mieux, il existe même un pseudo-mysticisme matérialiste : nous avons connu des gens qui allaient jusqu’à déclarer que, alors même qu’ils n’auraient aucun motif rationnel d’être matérialistes, ils le demeureraient cependant encore, uniquement parce qu’il est « plus beau » de « faire le bien » sans espoir d’aucune récompense possible. Ces gens, sur la mentalité de qui le « moralisme » exerce une si puissante influence (et leur morale, pour s’intituler « scientifique », n’en est pas moins purement sentimentale au fond), sont naturellement de ceux qui professent la « religion de la science » ; comme ce ne peut être en vérité qu’une « pseudo-religion », il est beaucoup plus juste, à notre avis, d’appeler cela « superstition de la science » ; une croyance qui ne repose que sur l’ignorance (même « savante ») et sur de vains préjugés ne mérite pas d’être considérée autrement que comme une vulgaire superstition.
(René Guénon, Orient et Occident, Part. I : Illusion occidentales, chap.II : La superstition de la science).