La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.
27 Novembre 2010
La dualité que les traditions cosmogoniques de l’antiquité
placent au début, d’une façon presque générale, est celle de la Lumière et des Ténèbres ; et c’est là, en tout cas, celle qui présente le plus nettement ce caractère d’opposition sur lequel
insiste M. Lasbax. Toutefois, ce serait interpréter fort mal cette conception que d’y voir simplement le symbole d’une dualité morale : les notions de bien et de mal n’ont pu s’y rattacher que
secondairement et d’une façon quelque peu accidentelle, et cela même dans l’Avesta ; ailleurs, elles n’apparaissent même pas, comme dans l’Inde où la Lumière est assimilée à la connaissance et
les Ténèbres à l’ignorance, ce qui nous transporte dans un tout autre domaine. C’est la lutte de la Lumière et des Ténèbres qui est représentée, dans les hymnes védiques, par la lutte
d’Indra contre Vritra ou Ahi [4], comme elle l’était chez les Egyptiens par celle d’Horus contre Typhon. Maintenant, si l’on veut y voir la lutte de la vie et de la
mort, ce n’est là qu’une application assez particulière ; nous savons qu’il est difficile à la mentalité occidentale moderne de s’affranchir de ce que nous appellerions volontiers la «
superstition de la vie », mais nous n’en pensons pas moins qu’il est illégitime d’identifier à l’existence universelle ce qui n’est qu’une condition d’un de ses modes spéciaux ; cependant, nous
n’y insisterons pas davantage pour le moment.
Ce qui est remarquable, c’est que l’égoïsme, ou plutôt l’attrait de l’existence individuelle, qui est pour M. Lasbax la tendance mauvaise par excellence, est exactement ce que représente le Nahash hébraïque, le serpent de la Genèse ; et il doit assurément en être de même partout où le serpent symbolise pareillement une puissance ténébreuse. Seulement, si l’opposition est entre l’existence individuelle et l’existence universelle, les deux principes ne sont pas du même ordre ; M. Lasbax dira que la lutte n’est pas entre des états, mais entre des tendances ; pourtant, des tendances sont bien encore des états au moins virtuels, des modalités de l’être. Il nous semble que ce qu’il faut dire, c’est que des principes d’ordre différent peuvent, par une sorte de réflexion, recevoir une expression dans un degré déterminé de l’existence, de telle sorte que ce ne sera pas entre les termes de la dualité primitive qu’il y aura conflit à proprement parler, mais seulement entre ceux de la dualité réfléchie, qui n’a par rapport à la précédente que le caractère d’un accident. D’autre part, on ne peut pas même dire qu’il y ait symétrie entre deux termes tels que la Lumière et les Ténèbres, qui sont entre eux comme l’affirmation et la négation, les Ténèbres n’étant que l’absence ou la privation de la Lumière ; mais si, au lieu de les considérer « en soi », on se place dans le monde des apparences, il semble qu’on ait affaire à deux entités comparables, ce qui rend possible la représentation d’une lutte ; seulement, la portée de cette lutte se limite évidemment au domaine ou elle est susceptible de recevoir une signification. Il n’en est pas moins vrai que, même avec cette restriction, la considération de la lutte ou de ce qui peut être ainsi représenté analogiquement serait tout à fait impossible si l’on commençait par poser deux principes n’ayant absolument rien de commun entre eux : ce qui n’a aucun point de contact ne saurait entrer en conflit sous aucun rapport ; c’est ce qui arrive notamment pour l’esprit et le corps tels que les conçoit le dualisme cartésien. Cette dernière conception n’est pas du tout équivalente à celle, nullement dualiste d’ailleurs, de la forme et de la matière chez Aristote et chez les scolastiques, car, « comme le remarque M. Bergson, les Grecs n’avaient pas encore élevé de barrières infranchissables entre l’âme et le corps » (p. 68), et nous ajouterons qu’on ne le fit pas davantage au moyen âge, mais, dans la doctrine aristotélicienne, il s’agit bien plutôt d’un complémentarisme que d’une opposition, et nous y reviendrons plus loin.
Sur le thème de l’opposition, il y a lieu de signaler tout spécialement la façon dont M. Lasbax envisage la dualité des forces d’expansion et d’attraction : nous ne saurions y voir avec lui un cas particulier de la lutte de la vie et de la mort, mais il est très intéressant d’avoir pensé à assimiler la force attractive à la tendance individualisatrice. Ce qu’il y a encore de curieux, c’est que cette opposition de la force attractive et de la force expansive, présentée ici comme tirée des théories scientifiques modernes, est une des interprétations dont est susceptible le symbolisme de Caïn et d’Abel dans la Genèse hébraïque. Maintenant, nous nous demandons jusqu’à tel point on peut dire que la force expansive n’agit pas à partir d’un centre, qu’elle n’est pas « centrifuge », tandis que la force attractive, par contre, serait véritablement « centripète » ; il ne faudrait pas chercher à assimiler la dualité des forces d’expansion et d’attraction à celle des mouvements de translation et de rotation : entre ces dualités différentes, il peut y avoir correspondance, mais non identité, et c’est ici qu’il faut savoir se garder de toute systématisation.
[4] C’est évidemment par un lapsus que M. Lasbax a écrit (p. 32) Agni au lieu d’Ahi, ce qui n’est pas du tout la même chose.
[Cette étude n'a été incluse dans aucun des recueils posthumes de l'œuvre de R. Guénon : le travail fut écrit en 1921 pour La Revue de Philosophie, mais il n'y fut pas publié, ayant paru finalement dans les Etudes Traditionnelles (nos 429 a 431, Janvier-Juin 1972) par M. Vâlsan, grâce à l'amabilité de l'aîné des fils de l'auteur].