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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon : Possibles et compossibles.

René Guénon bis-copie-1La Possibilité universelle, avons-nous dit, est illimitée, et ne peut pas être autre qu’illimitée ; vouloir la concevoir autrement, c’est donc, en réalité, se condamner à ne pas la concevoir du tout. C’est ce qui fait que tous les systèmes philosophiques de l’Occident moderne sont également impuissants du point de vue métaphysique, c’est-à- dire universel, et cela précisément en tant que systèmes, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer occasionnellement à diverses reprises ; ils ne sont en effet, comme tels, que des conceptions restreintes et fermées, qui peuvent, par quelques-uns de leurs éléments, avoir une certaine valeur dans un domaine relatif, mais qui deviennent dangereuses et fausses dès que, prises dans leur ensemble, elles prétendent à quelque chose de plus et veulent se faire passer pour une expression de la réalité totale. Sans doute, il est toujours légitime d’envisager spécialement, si on le juge à propos, certains ordres de possibilités à l’exclusion des autres, et c’est là, en somme, ce que fait nécessairement une science quelconque; mais ce qui ne l’est pas, c’est d’affirmer que ce soit là toute la Possibilité et de nier tout ce qui dépasse la mesure de sa propre compréhension individuelle, plus ou moins étroitement bornée (1). C’est pourtant là, à un degré ou à un autre, le caractère essentiel de cette forme systématique qui paraît inhérente à toute la philosophie occidentale moderne ; et c’est une des raisons pour lesquelles la pensée philosophique, au sens ordinaire du mot, n’a et ne peut avoir rien de commun avec les doctrines d’ordre purement métaphysique (2).

 

Parmi les philosophes qui, en raison de cette tendance systématique et véritablement « antimétaphysique », se sont efforcés de limiter d’une façon ou d’une autre la Possibilité universelle, certains, comme Leibnitz (qui est pourtant un de ceux dont les vues sont les moins étroites sous bien des rapports), ont voulu faire usage à cet égard de la distinction des « possibles » et des « compossibles » ; mais il n’est que trop évident que cette distinction, dans la mesure où elle est valablement applicable, ne peut aucunement servir à cette fin illusoire. En effet, les compossibles ne sont pas autre chose que des possibles compatibles entre eux, c’est-à-dire dont la réunion dans un même ensemble complexe n’introduit à l’intérieur de celui-ci aucune contradiction ; par suite, la « compossibilité » est toujours essentiellement relative à l’ensemble dont il s’agit. Il est bien entendu, d’ailleurs, que cet ensemble peut être, soit celui des caractères qui constituent toutes les attributions d’un objet particulier, ou d’un être individuel, soit quelque chose de beaucoup plus général et plus étendu, l’ensemble de toutes les possibilités soumises à certaines conditions communes et formant par là même un certain ordre défini, un des domaines compris dans l’Existence universelle ; mais, dans tous les cas, il faut qu’il s’agisse d’un ensemble qui soit toujours déterminé, sans quoi la distinction ne s’appliquerait plus. Ainsi, pour prendre d’abord un exemple d’ordre particulier et extrêmement simple, un « carré rond » est une impossibilité, parce que la réunion des deux possibles « carré » et « rond » dans une même figure implique contradiction ; mais ces deux possibles n’en sont pas moins également réalisables, et au même titre, car l’existence d’une figure carrée n’empêche évidemment pas l’existence simultanée, à côté d’elle et dans le même espace, d’une figure ronde, non plus que de toute autre figure géométriquement concevable (3). Cela paraît même trop évident pour qu’il soit utile d’y insister davantage ; mais un tel exemple, en raison de sa simplicité même, a l’avantage d’aider à comprendre, par analogie, ce qui se rapporte à des cas apparemment plus complexes, comme celui dont nous allons parler maintenant.

 

Si, au lieu d’un objet ou d’un être particulier, on considère ce que nous pouvons appeler un monde, suivant le sens que nous avons déjà donné à ce mot, c’est-à-dire tout le domaine formé par un certain ensemble de compossibles qui se réalisent dans la manifestation, ces compossibles devront être tous les possibles qui satisfont à certaines conditions, lesquelles caractériseront et définiront précisément le monde dont il s’agit, constituant un des degrés de l’Existence universelle. Les autres possibles, qui ne sont pas déterminés par les mêmes conditions, et qui, par suite, ne peuvent pas faire partie du même monde, n’en sont évidemment pas moins réalisables pour cela, mais, bien entendu, chacun selon le mode qui convient à sa nature. En d’autres termes, tout possible a son existence propre comme tel (4), et les possibles dont la nature implique une réalisation, au sens où on l’entend ordinairement, c’est-à-dire une existence dans un mode quelconque de manifestation (5), ne peuvent pas perdre ce caractère qui leur est essentiellement inhérent et devenir irréalisables par le fait que d’autres possibles sont actuellement réalisés. On peut encore dire que toute possibilité qui est une possibilité de manifestation doit nécessairement se manifester par là même, et que, inversement, toute possibilité qui ne doit pas se manifester est une possibilité de non-manifestation ; sous cette forme, il semble bien que ce ne soit là qu’une affaire de simple définition, et pourtant l’affirmation précédente ne comportait rien d’autre que cette vérité axiomatique, qui n’est nullement discutable. Si l’on demandait cependant pourquoi toute possibilité ne doit pas se manifester, c’est-à-dire pourquoi il y a à la fois des possibilités de manifestation et des possibilités de non-manifestation, il suffirait de répondre que le domaine de la manifestation, étant limité par là même qu’il est un ensemble de mondes ou d’états conditionnés (d’ailleurs en multitude indéfinie), ne saurait épuiser la Possibilité universelle dans sa totalité ; il laisse en dehors de lui tout l’inconditionné, c’est-à-dire précisément ce qui, métaphysiquement, importe le plus. Quant à se demander pourquoi telle possibilité ne doit pas se manifester aussi bien que telle autre, cela reviendrait simplement à se demander pourquoi elle est ce qu’elle est et non ce qu’est une autre ; c’est donc exactement comme si l’on se demandait pourquoi tel être est lui-même et non un autre être, ce qui serait assurément une question dépourvue de sens. Ce qu’il faut bien comprendre, à cet égard, c’est qu’une possibilité de manifestation n’a, comme telle, aucune supériorité sur une possibilité de non-manifestation ; elle n’est pas l’objet d’une sorte de « choix » ou de « préférence » (6), elle est seulement d’une autre nature.

 

Si maintenant on veut objecter, au sujet des compossibles, que, suivant l’expression de Leibnitz, « il n’y a qu’un monde », il arrive de deux choses l’une : ou cette affirmation est une pure tautologie, ou elle n’a aucun sens. En effet, si par « monde » on entend ici l’Univers total, ou même, en se bornant aux possibilités de manifestation, le domaine entier de toutes ces possibilités, c’est-à-dire l’Existence universelle, la chose qu’on énonce est trop évidente, encore que la façon dont on l’exprime soit peut-être impropre; mais, si l’on n’entend par ce mot qu’un certain ensemble de compossibles, comme on le fait le plus ordinairement, et comme nous venons de le faire nous-mêmes, il est aussi absurde de dire que son existence empêche la coexistence d’autres mondes qu’il le serait, pour reprendre notre précédent exemple, de dire que l’existence d’une figure ronde empêche la coexistence d’une figure carrée, ou triangulaire, ou de toute autre sorte. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, comme les caractères d’un objet déterminé excluent de cet objet la présence d’autres caractères avec lesquels ils seraient en contradiction, les conditions par lesquelles se définit un monde déterminé excluent de ce monde les possibles dont la nature n’implique pas une réalisation soumise à ces mêmes conditions ; ces possibles sont ainsi en dehors des limites du monde considéré, mais ils ne sont pas pour cela exclus de la Possibilité, puisqu’il s’agit de possibles par hypothèse, ni même, dans des cas plus restreints, de l’Existence au sens propre du terme, c’est-à-dire entendue comme comprenant tout le domaine de la manifestation universelle. Il y a dans l’Univers des modes d’existence multiples, et chaque possible a celui qui convient à sa propre nature ; quant à parler, comme on l’a fait parfois, et précisément en se référant à la conception de Leibnitz (tout en s’écartant sans doute de sa pensée dans une assez large mesure), d’une sorte de « lutte pour l’existence » entre les possibles, c’est là une conception qui n’a assurément rien de métaphysique, et cet essai de transposition de ce qui n’est qu’une simple hypothèse biologique (en connexion avec les modernes théories « évolutionnistes ») est même tout à fait inintelligible.

 

La distinction du possible et du réel, sur laquelle maints philosophes ont tant insisté, n’a donc aucune valeur métaphysique : tout possible est réel à sa façon, et suivant le mode que comporte sa nature (7) ; autrement, il y aurait des possibles qui ne seraient rien, et dire qu’un possible n’est rien est une contradiction pure et simple ; c’est l’impossible, et l’impossible seul, qui est, comme nous l’avons déjà dit, un pur néant. Nier qu’il y ait des possibilités de non-manifestation, c’est vouloir limiter la Possibilité universelle ; d’autre part, nier que, parmi les possibilités de manifestation, il y en ait de différents ordres, c’est vouloir la limiter plus étroitement encore.

 

Avant d’aller plus loin, nous ferons remarquer que, au lieu de considérer l’ensemble des conditions qui déterminent un monde, comme nous l’avons fait dans ce qui précède, on pourrait aussi, au même point de vue, considérer isolément une de ces condition : par exemple, parmi les conditions du monde corporel, l’espace, envisagé comme le contenant des possibilités spatiales (8). Il est bien évident que, par définition même, il n’y a que les possibilités spatiales qui puissent se réaliser dans l’espace, mais il est non moins évident que cela n’empêche pas les possibilités non-spatiales de se réaliser également (et ici, en  nous bornant à la considération des possibilités de manifestation, « se réaliser » doit être pris comme synonyme de « se manifester »), en dehors de cette condition particulière d’existence qu’est l’espace. Pourtant, si l’espace était infini comme certains le prétendent, il n’y aurait de place dans l’Univers pour aucune possibilité non-spatiale, et, logiquement, la pensée elle-même, pour prendre l’exemple le plus ordinaire et le plus connu de tous, ne pourrait alors être admise à l’existence qu’à la condition d’être conçue comme étendue, conception dont la psychologie « profane » elle-même reconnaît la fausseté sans aucune hésitation ; mais, bien loin d’être infini, l’espace n’est qu’un des modes possibles de la manifestation, qui elle-même n’est nullement infinie, même dans l’intégralité de son extension, avec l’indéfinité des modes qu’elle comporte, et dont chacun est lui-même indéfini (9). Des remarques similaires s’appliqueraient de même à n’importe quelle autre condition spéciale d’existence; et ce qui est vrai pour chacune de ces conditions prise à part l’est encore pour l’ensemble de plusieurs d’entre elles, dont la réunion ou la combinaison détermine un monde. Il va de soi, d’ailleurs, qu’il faut que les différentes conditions ainsi réunies soient compatibles entre elles, et leur compatibilité entraîne évidemment celle des possibles qu’elles comprennent respectivement, avec cette restriction que les possibles qui sont soumis à l’ensemble des conditions considérées peuvent ne constituer qu’une partie de ceux qui sont compris dans chacune des mêmes conditions envisagée isolément des autres, d’où il résulte que ces conditions, dans leur intégralité, comporteront, outre leur partie commune, des prolongements en divers sens, appartenant encore au même degré de l’Existence universelle. Ces prolongements, d’extension indéfinie, correspondent, dans l’ordre général et cosmique, à ce que sont, pour un être particulier, ceux d’un de ses états, par exemple d’un état individuel considéré intégralement, au delà d’une certaine modalité définie de ce même état, telle que la modalité corporelle dans notre individualité humaine (10).

 

(1) Il est à remarquer en effet que tout système philosophique se présente comme étant essentiellement l’œuvre d’un individu, contrairement à ce qui a lieu pour les doctrines traditionnelles, au regard desquelles les individualités ne comptent pour rien.

(2) Voir Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. VIII ; L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. Ier ; Le Symbolisme de la Croix, ch. Ier et XV.

(3) De même, pour prendre un exemple d’ordre plus étendu, les diverses géométries euclidienne et non-euclidiennes ne peuvent évidemment s’appliquer à un même espace ; mais cela ne saurait empêcher les différentes modalités d’espace auxquelles elles correspondent de coexister dans l’intégralité de la possibilité spatiale, où chacune d’elles doit se réaliser à sa façon, suivant ce que nous allons expliquer sur l’identité effective du possible et du réel.

(4) Il doit être bien entendu que nous ne prenons pas ici le mot « existence » dans son sens rigoureux et conforme à sa dérivation étymologique, sens qui ne s’applique strictement qu’à l’être conditionné et contingent, c’est-à-dire en somme à la manifestation ; nous n’employons ce mot, comme nous le faisons aussi parfois pour celui d’« être » lui- même, ainsi que nous l’avons dit des le début, que d’une façon purement analogique et symbolique, parce qu’il nous aide dans une certaine mesure à faire comprendre ce dont il s’agit, bien que, en réalité, il lui soit extrêmement inadéquat (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. Ier et II).

(5) C’est alors l’« existence » au sens propre et rigoureux du mot.

(6) Une telle idée est métaphysiquement injustifiable, et elle ne peut provenir que d’une intrusion du point de vue « moral » dans un domaine ou il n’a que faire ; aussi le « principe du meilleur », auquel Leibnitz fait appel en cette occasion, est-il proprement antimétaphysique, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer incidemment ailleurs (Le Symbolisme de la Croix, p. 35).

(7) Ce que nous voulons dire par là, c’est qu’il n’y a pas lieu, métaphysiquement, d’envisager le réel comme constituant un ordre différent de celui du possible ; mais il faut bien se rendre compte, d’ailleurs, que ce mot « réel » est par lui-même assez vague, sinon équivoque, tout au moins dans l’usage qui en est fait dans le langage ordinaire et même par la plupart des philosophes ; nous n’avons été amené à l’employer ici que parce qu’il était nécessaire d’écarter la distinction vulgaire du possible et du réel ; nous arriverons cependant, par la suite, à lui donner une signification beaucoup plus précise.

(8) Il est important de noter que la condition spatiale ne suffit pas, à elle seule, à définir un corps comme tel ; tout corps est nécessairement étendu, c’est-à-dire soumis à l’espace (d’où résulte notamment sa divisibilité indéfinie, entraînant l’absurdité de la conception atomiste), mais, contrairement à ce qu’ont prétendu Descartes et d’autres partisans d’une physique « mécaniste », l’étendue ne constitue nullement toute la nature ou l’essence des corps.

(9) Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXX.

(10) Voir ibid., ch. XX ; cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 42-44, et aussi ch. XIII et XIV.

 

(René Guénon, Les états multiples de l’être, chap. II : Possibles et compossibles).

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