3 Octobre 2010
Nous devons avant tout justifier le mot peu usité qui sert de titre à cette étude : pourquoi « théosophisme » et non « théosophie » ? C’est que, pour nous, ces deux mots désignent deux choses très différentes, et qu’il importe de dissiper, même au prix d’un néologisme ou de ce qui peut paraître tel, la confusion que doit naturellement produire la similitude d’appellation. Cela importe même d’autant plus, à notre point de vue, que certaines gens ont au contraire tout intérêt à entretenir cette confusion, pour faire croire qu’ils se rattachent à une tradition dont, en réalité, ils ne sauraient se recommander légitimement, non plus d’ailleurs que d’aucune autre.
En effet, bien antérieurement à la création de la Société dite Théosophique, le vocable de théosophie servait de dénomination commune à des doctrines assez diverses, mais appartenant cependant toutes à un même type, ou du moins procédant d’un même ensemble de tendances ; il convient donc de lui garder la signification qu’il a historiquement.
Sans chercher ici à approfondir la nature de ces doctrines, nous pouvons dire qu’elles ont pour traits communs et fondamentaux d’être des conceptions plus ou moins strictement ésotériques, d’inspiration religieuse ou même mystique, bien que d’un mysticisme un peu spécial sans doute, et se réclamant d’une tradition tout occidentale, dont la base est toujours, sous une forme ou sous une autre, le Christianisme.
Telles sont, par exemple, des doctrines comme celles de Jacob Boehme, de Gichtel, de William Law, de Jane Lead, de Swedenborg, de Louis-Claude de Saint-Martin, d’Eckartshausen; nous ne prétendons pas donner une liste complète, nous nous bornons à citer quelques noms parmi les plus connus.
Or l’organisation qui s’intitule actuellement « Société Théosophique » , dont nous entendons nous occuper ici exclusivement, ne relève d’aucune école qui se rattache, même indirectement, à quelque doctrine de ce genre ; sa fondatrice, Mme Blavatsky, a pu avoir une connaissance plus ou moins complète des écrits de certains théosophes, notamment de Jacob Boehme, et y puiser des idées qu’elle incorpora à ses propres ouvrages avec une foule d’autres éléments des provenances les plus diverses, mais c’est tout ce qu’il est possible d’admettre à cet égard. D’une façon générale, les théories plus ou moins cohérentes qui ont été émises ou soutenues par les chefs de la Société Théosophique n’ont aucun des caractères que nous venons d’indiquer, à part la prétention à l’ésotérisme : elles se présentent, faussement d’ailleurs, comme ayant une origine orientale, et, si l’on a jugé bon d’y joindre depuis un certain temps un pseudo-christianisme d’une nature très particulière, il n’en est pas moins vrai que leur tendance primitive était, au contraire, franchement antichrétienne. « Notre but, disait alors Mme Blavatsky, n’est pas de restaurer l’Hindouïsme, mais de balayer le Christianisme de la surface de la terre » (1).
Les choses ont-elles changé, depuis lors, autant que les apparences pourraient le faire croire ? Il est tout au moins permis de se méfier, en voyant que la grande propagandiste du nouveau « Christianisme ésotérique » est Mme Besant, la même qui s’écriait jadis qu’il fallait « avant tout combattre Rome et ses prêtres, lutter partout contre le Christianisme et chasser Dieu des Cieux » (2). Sans doute, il est possible que la doctrine de la Société Théosophique et les opinions de sa présidente actuelle aient « évolué », mais il est possible aussi que leur néo-christianisme ne soit qu’un masque, car, lorsqu’on a affaire à de semblables milieux, il faut s’attendre à tout ; nous pensons que notre exposé montrera suffisamment combien on aurait tort de s’en rapporter à la bonne foi des gens qui dirigent ou inspirent des mouvements comme celui dont il s’agit.
(1) Déclaration faite à M, Alfred Alexander, et publiée dans The Medium and Daybreak de Londres, janvier 1893, p. 23.
(2) Discours de clôture du Congrès des libres penseurs tenu à Bruxelles en septembre 1880.
(René Guénon, Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, Avant-propos : Théosophie et Théosophisme)