14 Mars 2010
Mais, objectera-t-on, il n’y a pas que les Chinois, il y a aussi les Japonais qui, eux, sont bien un peuple guerrier ; cela est vrai, mais d’abord les Japonais, issus d’un mélange où dominent les éléments malais, n’appartiennent pas véritablement à la race jaune, et par conséquent leur tradition a forcément un caractère différent. Si le Japon a maintenant l’ambition d’exercer son hégémonie sur l’Asie tout entière et de l’ « organiser » à sa façon, c’est précisément parce que le Shintoïsme, tradition qui, à bien des égards, diffère profondément du Taoïsme chinois et qui accorde une grande importance aux rites guerriers, est entré en contact avec le nationalisme, emprunté naturellement à l’Occident – car les Japonais ont toujours excellé comme imitateurs – et s’est changé en un impérialisme tout à fait semblable à ce que l’on peut voir dans d’autres pays. Toutefois si les Japonais s’engagent dans une pareille entreprise, ils rencontreront tout autant de résistance que les peuples européens, et peut-être même davantage encore. En effet, les Chinois n’éprouvent pour personne la même hostilité que pour les Japonais, sans doute parce que ceux-ci, étant leurs voisins, leur semblent particulièrement dangereux ; ils les redoutent, comme un homme qui aime sa tranquillité redoute tout ce qui menace de la troubler, et surtout ils les méprisent.
C’est seulement au Japon que le prétendu « progrès » occidental a été accueilli avec un empressement d’autant plus grand qu’on croit pouvoir le faire servir à réaliser cette ambition dont nous parlions tout à l’heure ; et pourtant la supériorité des armements, même jointe aux plus remarquables qualité guerrières, ne prévaut pas toujours contre certaines forces d’un autre ordre : les Japonais s’en sont bien aperçus à Formose, et la Corée n’est pas non plus pour eux une possession de tout repos. Au fond, si les Japonais furent très facilement victorieux dans une guerre dont une bonne partie des Chinois n’eurent connaissance que lorsqu’elle fut terminée, c’est parce qu’ils furent alors favorisés, pour des raisons spéciales, par certains éléments hostiles à la dynastie mandchoue, et qui savaient bien que d’autres influences interviendraient à temps pour empêcher les choses d’aller trop loin. Dans un pays comme la Chine, bien des évènements, guerres ou révolutions, prennent un aspect tout différent suivant qu’on les regardent de loin ou de près, et, si étonnant que cela paraisse, c’est l’éloignement qui les grossit : vus d’Europe, ils semblent considérables ; en Chine même, ils se réduisent à de simples incidents locaux.
C’est par une illusion d’optique du même genre que les Occidentaux attribuent une importance excessive aux agissements de petites minorités turbulentes, formées de gens que leurs propres compatriotes ignorent souvent totalement, et pour lesquels, en tout cas, ils n’ont pas la moindre considération. Nous voulons parler de quelques individus élevés en Europe ou en Amérique, comme il s’en rencontre aujourd’hui plus ou moins dans tous les pays orientaux, et qui, ayant perdus par cette éducation le sens traditionnel et ne sachant rien de leur propre civilisation, croient bien faire en affichant le « modernisme » le plus outrancier. Ces « jeunes » Orientaux comme ils s’intitulent eux-mêmes pour mieux marquer leurs tendances, ne sauraient jamais acquérir chez eux une influence réelle ; parfois, on les utilise à leur insu pour jouer un rôle dont ils ne se doutent pas, et cela est d’autant plus facile qu’ils se prennent fort au sérieux ; mais il arrive aussi que, en reprenant contact avec leur race, ils sont peu à peu désabusés, se rendent compte que leur présomption était surtout faite d’ignorance, et finissent par redevenir de véritables Orientaux. Ces éléments ne représentent que d’infimes exceptions, mais, comme ils font quelque bruit au dehors, ils attirent l’attention des Occidentaux, qui les considèrent naturellement avec sympathie, et à qui ils font perdre de vue les multitudes silencieuses auprès desquelles ils sont absolument inexistants.
Les vrais Orientaux ne cherchent guère à se faire connaître de l’étranger, et c’est ce qui explique des erreurs assez singulières : nous avons souvent été frappés de la facilité avec laquelle se font accepter comme d’authentiques représentants de la pensée orientale, quelques écrivains sans compétence et sans mandat, parfois même à la solde d’une puissance européenne, et qui n’expriment guère que des idées toutes occidentales ; parce qu’ils portent des noms orientaux, on les croit volontiers sur parole, et, comme les termes de comparaison font défaut, on part de là pour attribuer à tous leurs compatriotes des conceptions ou des opinions qui n’appartiennent qu’à eux, et qui sont souvent aux antipodes de l’esprit oriental ; bien entendu, leurs productions sont strictement réservées au public européen ou américain, et , en Orient, personne n’en a jamais entendu parler.
(René Guénon, Orient et occident, 1924, Ed. Vega 1976-2006, chap.IV : Terreurs chimériques et dangers réels, p.97-117)