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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

René Guénon : Création et manifestation (2/2)

rene-guenon-1925Maintenant, si l’on se borne à parler de « faire de rien » sans préciser davantage, comme on le fait d’ordinaire, il y a un autre danger à éviter : c’est de considérer ce « rien » comme une sorte de principe, négatif sans doute, mais dont serait pourtant tirée effectivement l’existence manifestée ; ce serait là revenir à une erreur à peu près semblable à celle contre laquelle on a justement voulu se prémunir en attribuant au « rien » même une certaine « substantialité » ; et, en un sens, cette erreur serait même encore plus grave que l’autre, car il s’y ajouterait une contradiction formelle, celle qui consiste à donner quelque réalité au « rien », c'est-à-dire en somme au néant. Si l’on prétendait, pour échapper à cette contradiction, que le « rien » dont il s’agit n’est pas le néant pur et simple, mais qu’il n’est tel que par rapport au Principe, on commettrait encore en cela une double erreur : d’une part, on supposerait cette fois quelque chose de bien réel en dehors du Principe, et alors il n’y aurait plus aucune différence véritable avec la conception « démiurgique » elle-même ; d’autre part, on méconnaîtrait que les êtres ne sont aucunement tirés de ce « rien » relatif par la manifestation, le fini ne cessant jamais d’être strictement nul vis-à-vis de l’Infini.

 

Dans ce qui vient d’être dit, et aussi dans tout ce qui pourrait être dit d’autre au sujet de l’idée de création, il manque, quant à la façon dont la manifestation est considérée, quelque chose qui est pourtant tout à fait essentiel : la notion même de la possibilité n’y apparaît pas ; mais, qu’on le remarque bien, ceci ne constitue nullement un grief, et une telle vue, pour être incomplète, n’en est pas moins légitime, car la vérité est que cette notion de la possibilité n’a à intervenir que lorsqu’on se place au point de vue métaphysique, et, nous l’avons déjà dit, ce n’est pas à ce point de vue que la manifestation est envisagée comme création. Métaphysiquement, la manifestation présuppose nécessairement certaines possibilités capables de se manifester ; mais, si elle procède ainsi de la possibilité, on ne peut dire qu’elle vient de « rien », car il est évident que la possibilité n’est pas « rien » ; et, objectera-t-on peut-être, cela n’est-il pas précisément contraire à l’idée de création ? La création est bien facile : toutes les possibilités sont comprises dans la Possibilité totale, qui ne fait qu’un avec le Principe même ; c’est donc dans celui-ci, en définitive, qu’elles sont réellement contenues à l’état permanent et de toute éternité ; et d’ailleurs, s’il en était autrement, c’est alors qu’elles ne seraient véritablement « rien », et il ne pourrait même plus être question de possibilités.

 

Donc, si la manifestation procède de ces possibilités ou de certaines d’entre elles (nous rappellerons ici que, outre les possibilités de manifestation, il y a également à envisager les possibilités de non-manifestation, du moins dans le Principe suprême, mais non plus quand on se limite à l’Être), elle ne vient de rien qui soit extérieur au Principe : et c’est là justement le sens que nous avons reconnu à l’idée de création correctement entendue, de sorte que, au fond, les deux points de vue sont non seulement conciliables, mais même en parfait accord entre eux. Seulement, la différence consiste en ce que le point de vue auquel se rapporte l’idée de création n’envisage rien au-delà de la manifestation, ou du moins n’envisage que le Principe sans approfondir davantage, parce qu’il n’est encore qu’un point de vue relatif, tandis qu’au contraire, au point de vue métaphysique, c’est ce qui est dans le Principe, c'est-à-dire la possibilité, qui est en réalité l’essentiel et qui importe beaucoup plus que la manifestation en elle-même.

 

On pourrait dire, somme toute, que ce sont là deux expressions différentes d’une même vérité, à la condition d’ajouter, bien entendu, que ces expressions correspondent à deux aspects ou à deux points de vue qui eux-mêmes sont réellement différents ; mais alors on peut se demander si celle de ces deux expressions qui est la plus complète et la plus profonde ne serait pas pleinement suffisante, et quelle est la raison d’être de l’autre. C’est, tout d’abord et d’une façon générale, la raison d’être même de tout point de vue exotérique, en tant que formulations des vérités traditionnelles bornée à ce qui est à la fois indispensable et accessible à tous les hommes sans distinction. D’autre part, en ce qui concerne le cas spécial dont il s’agit, il peut y avoir des motifs d’ « opportunité », en quelque sorte, particuliers à certaines formes traditionnelles, en raison des circonstances contingentes auxquelles elles doivent être adaptées, et requérant une mise en garde expresse contre une conception de l’origine de la manifestation en mode « démiurgique », alors qu’une semblable précaution serait tout à fait inutile ailleurs. Cependant, quand on observe que l’idée de création est strictement solidaire du point de vue proprement religieux, on peut être amené par là à penser qu’il doit y avoir autre chose encore ; c’est ce qu’il nous reste à examiner maintenant, même s’il ne nous est pas possible d’entrer dans tous les développements auxquels ce côté de la question pourrait donner lieu.

 

Qu’il s’agisse de la manifestation considérée métaphysiquement ou de la création, la dépendance complète des êtres manifestés, en tout ce qu’ils sont réellement, à l’égard du Principe, est affirmée tout aussi nettement et expressément dans un cas que dans l’autre ; c’est seulement dans la façon plus précise dont cette dépendance est envisagée de part et d’autre qu’apparaît une différence caractéristique, qui correspond très exactement à celle des deux points de vue. Au point de vue métaphysique, cette dépendance est en même temps une « participation » : dans toute la mesure de ce qu’ils ont de réalité en eux, les êtres participent du Principe, puisque toute réalité est en celui-ci ; il n’en est d’ailleurs pas moins vrai que ces êtres, en tant que contingents et limités, ainsi que la manifestation tout entière dont ils font partie, sont nuls par rapport au Principe, comme nous le disions plus haut ; mais il y a dans cette participation comme un lien avec celui-ci, donc un lien entre le manifesté et le non-manifesté, qui permet aux êtres de dépasser la condition relative inhérente à la manifestation. Le point de vue religieux, par contre, insiste plutôt sur la nullité propre des êtres manifestés, parce que, par sa nature même, il n’a pas à les conduire au-delà de cette condition ; et il implique la considération de la dépendance sous un aspect auquel correspond pratiquement l’attitude d’el-ubûdiyah, pour employer le terme arabe que le sens ordinaire de « servitude » ne rend sans doute qu’assez imparfaitement dans cette acception spécifiquement religieuse, mais suffisamment néanmoins pour permettre de comprendre celle-ci mieux que ne le ferait le mot d’ « adoration » (lequel répond d’ailleurs plutôt à un autre terme de même racine, el-ibâdah) ; or l’état d’abd, ainsi envisagé, est proprement la condition de la « créature » » vis-à-vis du « Créateur ».

 

Puisque nous venons d’emprunter un terme au langage de la tradition islamique, nous ajouterons ceci : personne n’oserait certes contester que l’Islamisme, quant à son côté religieux ou exotérique, soit au moins aussi « créationniste » que peut l’être le Christianisme lui-même ; pourtant, cela n’empêche nullement que, dans son aspect ésotérique, il y a un certain niveau à partir duquel l’idée de création disparaît. Ainsi, il est un aphorisme suivant lequel « le çûfî (on doit bien faire attention qu’il ne s’agit pas ici du simple mutaçawwuf) n’est pas créé » (Eç-çûfî lam yukhlaq) ; cela revient à dire que son état est au-delà de la condition de « créature », et en effet, en tant qu’il a réalisé l’ « Identité Suprême », donc qu’il est actuellement identifié au Principe ou à l’Incréé, il ne peut nécessairement être lui-même qu’incréé. Là, le point de vue religieux est non moins nécessairement dépassé, pour faire place au point de vue métaphysique pur ; mais, si l’un et l’autre peuvent ainsi coexister dans la même tradition, chacun au rang qui lui convient et dans le domaine qui lui appartient en propre cela prouve très évidemment qu’ils ne s’opposent ou ne se contredisent en aucune façon.

 

Nous savons qu’il ne peut y avoir aucune contradiction réelle, soit à l’intérieur de chaque tradition, soit entre celle-ci et les autres traditions, puisqu’il n’y a en tout cela que des expressions diverses de la Vérité une. Si quelqu’un croit y voir d’apparentes contradictions, ne devrait-il donc pas en conclure tout simplement qu’il y a là quelque chose qu’il comprend mal ou incomplètement, au lieu de prétendre imputer aux doctrines traditionnelles elles-mêmes des défauts qui, en réalité, n’existent que du fait de sa propre insuffisance intellectuelle ?

 

(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap.IX : création et manifestation)

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