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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

Michel Vâlsan : Sur Abû Yazîd al-Bistâmî.

michel-valsan 1NOTES DE LECTURE

Sur Abû Yazîd al-Bistâmî

 

M. Roger Deladrière publie dans Arabica, XIV, fasc. 1, 1967 un intéressant article intitulé « Abû Yazîd al-Bistâmî et son enseignement spirituel », qui réunit tout d’abord les éléments biographiques existants sur le fameux maître persan du 3ème siècle de l’Hégire, et caractérise ensuite son cas spirituel et son enseignement dans quelques paragraphes consacrés à l’ « ascèse », à l’ « intransigeance spirituelle », aux « charismes » et à la « clairvoyance du maître spirituel » (1).

 

A l’occasion sous ferons remarquer que la donnée biographique assez particulière d’as-Sahlajî précisant qu’Abû Yazîd « aurait servi trois cents treize maîtres », si elle est exacte, est susceptible d’une explication spéciale. Ce nombre est, d’un côté, trop grand, et d’un autre côté trop déterminé et particulier, pour qu’il puisse paraître naturel et acceptable au sens ordinaire. De plus, il est connu comme doué d’un certain symbolisme, car, selon le hadîth, il est le nombre de rusul ou « envoyés divins » depuis Adam jusqu’à Muhammad ; cela ne veut pas dire toutefois qu’Abû Yazîd n’aurait pas eu réellement un tel nombre de maîtres, mais seulement que les « maîtres » dont il s’agit doivent être les entités spirituelles des dits « envoyés », à la guidance directe desquels il fut soumis successivement. Ce fait devrait être alors en rapport avec le caractère d’ « universalité » de sa réalisation, et cela on le conçoit plus facilement quand on connaît explicitement d’autres cas de ce genre, parmi lesquels celui d’Ibn ‘Arabî qui dit avoir en lui-même successivement comme maîtres tous les prophètes mentionnés en islam ; il reste à ajouter qu’un tel ordre des choses n’est nullement incompatible, par ailleurs, avec le rôle des maîtres en condition corporelle ordinaire (2). Il est vrai cependant qu’on ajoute dans la relation attribuée à as-Sahlajî que le dernier des 313 maîtres d’Abû Yazîd s’appelait Ja’afar as-Sâdiq, un homonyme de l’Imâm chiite mort historiquement avant la naissance d’Abû Yazîd, et ceci ne permettrait pas l’explication proposée par nous tout d’abord parce qu’un maître de ce nom ne saurait être compté dans la catégorie des rusul, ensuite parce que le personnage en question est, d’après le récit que l’on a, un être en condition corporelle et sociale ordinaire : Abû Yazîd l’avait servi pendant deux ans, notamment en lui portant quotidiennement de l’eau (d’où il lui était resté le surnom de Tayfûr as-Saqqâ = « Tayfûr le porteur d’eau ») ; ceci soit dit en passant, exclut en outre que ce Ja’afar as-Sâdiq fut l’Imâm chiite lui-même en une manifestation posthume. Mais il faut se rendre compte que la mention du nom de ce maître, seul d’ailleurs désigné nominalement, en fin de cette série étrange serait plutôt l’effet d’une de ces confusions si fréquemment constatées dans les éléments biographiques d’Abû Yazîd (3). Plusieurs constatations rendent cette explication probable. Tout d’abord, dans les éléments biographiques dont on dispose on ne trouve rien qui vérifie l’existence des rapports d’Abû Yazîd, en tant que disciple, avec une telle multitude de maîtres ; et c’est tout à fait exceptionnellement qu’on a la mention d’une rencontre cherchée par lui avec un personnage dont on lui avait parlé et dont il retenait une parole positive, ou encore dont il revenait avant de lui avoir parlé, parce qu’il en avait été déçu dès les premiers gestes qu’il lui voyait faire. Ensuite, lorsqu’il quitta de Ja’afar as-Sâdiq, troublé d’ailleurs parce que celui-ci venait de lui révéler quant à sa destinée spirituelle, et qu’il alla trouver l’apaisement auprès de sa sainte mère, Abû Yazîd apparaît comme un jeune homme au début d’une carrière proprement dite : placer donc, avant même le temps passé au service de ce maître des rapports avec 312 autres, semble difficile à admettre. Et comment croire qu’après son retour auprès de sa mère il n’aurait plus eu de « maître » et que le nombre donné soit resté donc tel pour toute sa carrière ? Tous les Awliyâ’, tant qu’ils vivent, ont des rencontres et des échanges profitables qui peuvent s’inscrire dans le schéma caractéristique des rapports entre disciple et maître : un Ibn ‘Arabî, puisque son cas est connu avec des précisions suffisantes, malgré sa précocité et malgré son exceptionnelle éminence (et, on pourrait même dire, à cause de cette éminence) a tiré profit de dizaines de maîtres au sens habituel, à part les innombrables contacts et rapports qu’il a eut avec les entités spirituelles des prophètes et des saints antérieurs, et sans parler du rôle des épiphanies (tajalliyyât) angéliques ou divines dont son histoire spirituelle est pleine. Nous pouvons donc légitimement conclure que si le nombre 313 est authentique il doit s’expliquer selon son symbolisme initiatique assez apparent et seul pratiquement compréhensible qui est celui des entités des prophètes législateurs ou « envoyés » de tout le cycle traditionnel dans sa formulation islamique. Il est évident aussi qu’une telle accumulation de science spirituelle n’a de sens technique que si elle devait se traduite par un degré correspondant d’universalité intuitive (4).

 

(1) Nous rappelons que les Études Traditionnelles de juillet-octobre 1961 ont donné la traduction faite par M. Deladrière d’un texte de ce maître sous le titre : « Un propos transcendant d’Abû Yazîd al-Bistamî. »

(2) Voir aussi notre traduction du chap.181 des Futûhât sur « La vénération des maîtres spirituels », E.T. juillet-octobre 1962, Note 13.

(3) Pour se faire seulement une idée des conditions dans lesquelles certaines confusions peuvent avoir lieu, il est utile de savoir que, selon as-Sahlajî qui écrivait environ deux siècles après la mort d’Abû Yazîd, il y aurait eu en fait trois awliyâ (« saints ») de ce nom et que les données hagiographiques respectives ont été quelquefois confondues ; et c’est pourquoi, pour plus de précision, on qualifie encore celui qui nous intéresse d’Abû Yazîd al-Akbar (« le plus grand »).

(4) On peut inscrire dans cette perspective d’universalité un détail qui après tout n’a rien d’extraordinaire, mais qui, surtout signalé par Ibn ‘Arabî, doit avoir dans son cas une portée correspondante. Nous citons de mémoire : « Abû Yazîd – qu’Allâh lui fasse miséricorde – ne mourut pas avant qu’il n’ait appris par cœur tout le Coran ». La remarque, au sens ordinaire, s’explique déjà par le fait connu que, d’habitude, le Coran est appris par cœur dans les études de jeunesse, et qu’il est extrêmement difficile, et probablement très rare, de le faire dans la maturité ou la vieillesse, surtout quand on est un contemplatif pur. Mais l’intérêt que trouvait al-Bistâmî de savoir par cœur le Coran en entier avant de trépasser, chose que souligne implicitement la remarque d’Ibn ‘Arabî, devait être en rapport avec la réalisation initiatique des haqâ’iq propres à chaque verset coranique et à leur totalisation finale.

 

En caractérisant spirituellement Abî Yazîd al-Bistâmî, M. Deladrière donne d’aprs Ibn ‘Arabî, la précision qu’il faisait partie de la catégorie initiatique des Malâmatiyyah ou « Gens du blâme », et il explique ce qu’il faut entendre par cette désignation, en évoquant à l’occasion ce qu’avait écrit René Guénon au même sujet. A ce propos, puisque l’on constate quelquefois d’étonnantes confusions et que l’on a vu appliquée parfois de façon fantaisiste, et d’ailleurs contradictoire, l’épithète « Gens du blâme » à de faux spirituels du monde occidental actuel, qui vivent en dehors de tout ordre sacré et même dans l’immoralité caractérisée, il n’est peut-être pas inutile de souligner que selon le même Ibn ‘Arabî, les Malâmatiyyah sont non seulement les plus rigoureux dans leur conformité intérieure et extérieure à la Loi sacré (et c’est cela qui leur attire le « blâme » des infidèles, des hypocrites, des tièdes et des bien-pensants) (5), mais encore, que malgré les hauts degrés qu’ils peuvent avoir atteint, ils n’affirment, ni ne laissent aucunement voir une excellence personnelle – sauf en cas d’ordre divin (6) – et se confondent toujours, par leur comportement, dans toute la mesure du possible avec le commun des êtres traditionnels, ne contraignant jamais l’ordre régulier des choses (7). Or c’est surtout sur cette catégorie initiatique que repose tout l’édifice de la tradition vivante.

 

(5) Est typique à cet égard la sentence du grand malâmatî que fut Abû Yazîd « Si vous regardez un homme qui a reçu des pouvoirs charismatiques en sorte qu’il s’élève dans l’air, ne vous laissez pas séduire tant que vous n’aurez pas vu comment il vous apparaît quant (à la conformité) aux commandements et aux défenses (religieuses), à l’observance des limites (entre licite et illicite) et à la façon de s’acquitter de la Loi sacrée (ash-Sharî’ah) ». (Cf. Abû Nu’aym al-Isbahâni, Hilyah al-Awliyâ’, sub n° 458, vol.X, Matba’ah as-Sahlajî).

(6) C’est par ordre divin effectivement que certains Malâmatiyyah, comme Abdu-l-qâdir al-Jilânî ou Abû Yazîd lui-même, font paraître certains prodiges ou proclament certaines vérités initiatiques les concernant, choses qui peuvent rendre perplexes ou scandaliser les contemporains.

(7) Ils ne sauraient donc être confondus non plus avec les « fous en Dieu » (al-bahâlîl), ni avec les « attirés en Dieu » (al-majâdhîb) qui au point de vue intellectuel et disciplinaire sont eux-mêmes en quelque sorte à l’opposé des « Gens du blâme », parce qu’ils n’ont aucun contrôle d’eux-mêmes, ce qui fait d’ailleurs que légalement ils sont assimilés aux fous ordinaires et traités comme irresponsables.

 

Il reste à relever aussi qu’Ibn ‘Arabî, qui manifeste dans ses écrits une exceptionnelle estime initiatique à l’égard d’Al-Bistâmî, a même composé sur son cas deux ouvrages –

Le deuxième étant manifestement un commentaire du premier. Voici comment le mentionne l’auteur lui-même dans son Fihrist, un des « catalogues » de ses ouvrages, qu’il a dressé vers la fin de sa vie. Le premier ouvrage s’appelle : Kitâb al-minhaj as-sadîd fî tartîb ahwâl al-imâm al-Bistâmî Abî Yazîd = « Le Livre du chemin bien tracé traitant de l’agencement des états spirituels de l’imâm Abû Yazîd ». Le deuxième qui lui succède immédiatement sur la liste, est titré : Kitâb miftâh âqfâl al-ilhâm al-wahîd wa îdâh ashkâl al-murîd fî charh Ahwâl al-imâm al-Bistâmî Abî Yazîd = « Le Livre (donnant) la clef qui ouvre les serrures de l’inspiration unique, et éclairant les signes indicateurs sur la voie de l’aspirant, (ouvrage) qui commente les états spirituels de l’imâm Abû Yazîd ». Ici Ibn ‘Arabî ajoute immédiatement l’explication suivante : « Dieu – qu’Il soit exalté ! – m’a ordonné en songe de faire le commentaire de (l’ouvrage précédent relatif aux) états spirituels (de ce maître), alors que je me trouvais sur le bord de la mer à Ceuta dans le pays du Maghreb. Je me levai promptement peu avant l’aube ; j’avais avec moi deux copistes, et je leur dictai mon commentaire qu’ils transcrivirent. Le soleil ne s’était pas levé que deux cahier (kurrasatân) étaient déjà constitués ». D’après ces précisions, il semble bien qu’il s’agisse de deux écrits de peu d’étendue, le premier vraisemblablement plus court que le deuxième qui en est le commentaire. Malheureusement, jusqu’à présent on n’en signale nulle part quelque manuscrit ; mais comme de nos jours on fait de plus en plus de travaux des fonds de bibliothèques et des découvertes, il n’est pas exclu qu’on les retrouve quelque part dans un avenir pas trop lointain (8). On peut ajouter qu’il semble probable que la nécessité si hautement montré, d’un tel commentaire, par « le plus grand des maîtres spirituels de l’Islam » (ash-Sheikh al-Akbar) Ibn ‘Arabî, soit due au fait que le cas d’Abû Yazîd avait été jugé précédemment quelquefois d’une façon insuffisamment adéquat. En disant cela nous n’avons même pas en vue les sévérités des sâlimiyyah, mais pensons à certaines appréciations, certes circonstanciées, de maîtres de premier ordre et d’orthodoxie intact comme Ash-Shiblî et Al-Junayd (pour ne pas faire état ici d’Al-Hallâj) et qui apparaissent tout de même finalement restrictives.

 

(8) Le fond Ahmadiyya de la Zaytûna de Tunis, très riche en manuscrits d’Ibn ‘Arabî, et qui est en court d’exploration pourrait receler quelques copies de ces deux ouvrages aussi, d’autant plus qu’il s’agit en espèce d’écrits de la période maghrébine d’Ibn ‘Arabî (M. Deladrière, dans un autre article publié par Arabica, Tome XIII, fasc. 2, 1966, et intitulé : « Les œuvres manuscrites de Muhyi ad-Dîn Ibn ‘Arabî à la Grande Mosquée az-Zaytuna », a déjà signalé l’existence d’une série nouvellement inventoriée de mass. d’œuvres d’Ibn ‘Arabî dont certaines n’ont été mentionnées nulle part).

 

MICHEL VÂLSAN.

 

[Michel Vâlsan, Sur Abu Yazîd al-Bistâmî, Études Traditionnelles, n° 402-403, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1967. p. 215].

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