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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

Tawajjuh, rabita et nisba dans la Tariqa Naqshbandiyya 3/5

En quoi consiste le tawajjuh ? Quel est son "mode d'emploi" ? J'en ai parlé volontairement de façon un peu provocante, comme d'une "technique" pour souligner qu'il est répétable et transmissible et afin de le distinguer clairement des karâmât auxquelles il peut être associé chez les awliyâ'. Les textes je l'ai dit, sont fort discrets là dessus mais les informations orales qu'on peut recueillir aujourd'hui encore permettent d'en combler partiellement les lacunes. Sous la forme la plus élémentaire, le tawajjuh, comme la râbita dont il sera bientôt question, implique un usage méthodique du khayâl, de la faculté imaginative. Schématiquement, il comporte deux phrases. Dans la première, le murshid ou le khalîfa dûment investi "voit" son propre coeur rempli de la "lumière muhammadienne" (Nûr Muhammad, nûr muhammadî) qui lui parvient par le canal de la silsila et en particulier de son propre maître qui en est le dernier maillon. Dans la seconde, il "voit" la forme, ou l'image (sûra) du disciple et réfléchit vers le coeur de ce dernier cette lumière surabondante. J'insiste cependant sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'une "recette" dont le premier venu pourrait s'emparer : pour les Naqshbandiyya, la régularité de la transmission initiatique et de l'ijâza conditionnent l'efficacité de cette pratique et son emploi non autorisé expose à de graves dangers le donner et le receveur.

 

Ce mode non-verbal de tarbiyya que je viens d'evoquer n'est pas, cela va de soi, un privilège exclusif des maîtres naqshbandîs. Dans l'histoire du tasawwuf, nombreuses sont les descriptions de phénomènes analogues à propos, notamment, des grands awliyâ' fondateurs d'ordre comme `Abd al-Qâdir al-Jilânî (17). Je me bornerai à mentionner deux exemples moins connus. Le premier concerne Jandî (ob. c. 700/1300), disciple de Sadr al-Dîn Qûnawî (ob. 673/1274), lui-même élève d'Ibn `Arabî. Dans son commentaire des Fusûs al-Hikam, Jandî déclare au sujet de Qûnawî : tasarrafa bi-bâtinihi l-karîm tasarrufan `ajîban hâliyan fî bâtinî (...) fa-afhamanî Llâhu min dhâlika madmûn al-kitâb : la compréhension des secrets des Fusûs a été donnée à Jandî instantanément, et résulte d'une infusion directe de la science spirituelle de son maître. Or Qûnawî, lorsque Jandî lui fait part de cette expérience, explique que lui-même, autrefois, a reçu également d'un seul coup, par la grâce du tasarruf d'Ibn `Arabî, le pouvoir de comprendre les Fusûs (18). L'emploi du mot tasarruf indique clairement qu'il s'agit, de la part d'Ibn `Arabî puis de celle de Qûnawî, d'un transfert volontaire et orienté et non pas d'une effusion incontrôlée de la baraka.

 

Le second exemple, particulièrement expressif, concerne un égyptien du 13è siècle, le Shaykh Safî al-Dîn. Dans une risâla inédite, mais dont Denis Gril a établi le texte, cet auteur raconte comment, jeune murîd, son maître Al-Harrâr fut pour la première et la dernière fois convoqué par son shaykh : arrivé en présence de celui-ci, il fut saisi d'un hâl pendant lequel il vit son shaykh le détruire à coups de pioche puis le reconstruire. Quand il sortit de ce hâl, le shaykh le congédia définitivement : en ce qui le concernait, l'éducation du disciple était terminée (19). Là aussi, le récit ne laisse aucun doute sur le caractère délibéré de l'action invisible qui opère cette palingenèse.

 

Ce qui est propre à la Naqshbandiyya ce n'est donc pas ce pouvoir de mashâyikh, c'est le fait qu'il exerce de façon systématique, et quasi institutionnelle : le tawajjuh y est une pratique régulière et non un charisme spontané. Il joue obligatoirement un rôle non seulement dans la relation individuelle maître-disciple mais aussi dans les séances collectives et spécialement lors de la récitation cérémonielle du khatm (20). Il donne lieu à de véritables programmes de "rendez-vous" à distance entre le shaykh et ses disciples éloignés. La conscience de son importance conduit même parfois à une relative dépréciation des rites ordinaires de rattachement initiatique, le tawajjuh créant un lien qui peut dispenser des formes extérieures : pacte (`ahd) ou talqîn al-dhikr (21) .

 

Comme le tawajjuh, la râbita se rencontre, sous cette dénomination ou non, dans bien d'autres turuq et avant même l'apparition des turuq. Le Naqshbandî, nous le verrons, s'en prévaudront d'ailleurs pour répondre à ceux qui les accusent d'innovation blâmable (bid`a). Najm al-Dîn Kubrâ (ob. 617/1220-1221), déjà, employait ce mot dans ses Fawâ'ih al-Jamâl pour expliquer comment, alors qu'il se trouvait seul en retraite cellulaire (khalwa), il avait pu interroger son shaykh sur un problème qui lui était venu à l'esprit et entre sa réponse (22). Dans un des petits traités édités par M. Molé, Kubrâ mentionne de même, parmi les conditions de la voie rabt al-qalb bi l-shaykh (23). Ibn `Atâ Allâh ( ob. 709/1309), suivi en cela par d'autres auteurs de la tarîqa shâdhiliyya comme Sha`ranî (24), énonce, parmi les règle à appliquer pendant le dhikr, que le murîd doit « imaginer son shaykh devant lui (takhayyala shaykhahu bayna `aynayhi) » et puiser (yastamidd) par son cœur dans le cœur du shaykh en croyant fermement que, ce faisant, c'est en l'être même du Prophète qu'il puise car le shaykh est son locum tenens (na'ib). Ce passage d'Ibn `Atâ Allâh correspond si adéquatement à la notion naqshbandiyah de râbita, bien que le terme ne soit pas prononcé, que je l'ai retrouvé emprunté mot pour mot par un auteur Naqshabandi dans un ouvrage rédigé au 18e siècle (25). Une règle identique est formulée par Ahmad al-Dardir (ob.1201/1786) dans sa Tuhfat al-Ikhwân (26). Le mot et la notion de rabita sont l'un l'autre présents dans un certains manuels de l'ordre qâdiri (27) et Sanusi, dans son Salsabil, mentionne, à coté de la Naqshbandiyya d'autres turuq où cette pratique est attestée. (28)

 

(17) Dans certaines turuq, chez les Qârabashiyya, par exemple, il est même de règle pour le maître de rester silencieux en toute circonstance.

 

(18) Jandî, Sharh, Fûsûs al-Hikâm, Mashhad, 1982, pp. 9-10.

 

(19) Denis Gril, La risâla de Safi al-Dîn, I.F.A.O, Le Caire, 1986, texte arabe p.5, texte français p.85. Dans une édition récente (s.d) parue à Beyrouth sous le titre Sîrat al awliyâ' l-qarn al-sâbi` al-hijrî de cette même risâla, cette anectode figure p.24

 

(20) Cf. Kitâb al-Sa`ada, pp. 13 et 41. Sur les " rendez-vous '' entre maître et disciple en vue de réception par ce dernier du tawajjuh, voir un exemple dans le dhayk de la traduction arabe du Rashahât en marge de la page 143.

 

(21) Nous avons recueilli sur ces deux points de nombreux témoignages oraux dans Naqshbandiyya- Khâlidiyya en Syrie et en Egypte. Cf. aussi Al-haddîqa al-nadiyya, p. 86. Par son auteur, qui invoque à ce propos l'autorité de `Abd al-Ghanî al-Nabulusî, le Shaykh al-su.. agit sans intermédiaire, " de coeur à coeur ", et ni investiture de la khirqa, ni transmission dhikr ne sont nécessaires.

 

(22) Fritz Meier, Die Fawa'ih al-Gamâl wâ fawâtih al-Galâl des Nagm al-Dîn al-Kubrâ, Wiesbad 157, p. 15, § 36 du texte arabe.

 

(23) M/Molé, " Traités mineurs de Nagm al-dîn Kubrâ " in Annales Islamologiques, 10, Le Caire 1963, p. 35. Il s'agit ici de la Risâla ilâ l-hâ'im al-khâ'if min lawmat al-lâ'im. Sur persistance dans la Kubrâwiyya de la pratique de la râbita, voir la très riche introduction de Landolt au Kâshif al-asrâr d'Isfarâyinî, Téhéran, 1980.

 

(24) Ibn `Atâ Allâh, Miftâh al-falâh, en marge du volume II des latâ'if al-minan de Sha`rânî, Caire, 1357 h., p. 115. L'attribution du Miftâh à Ibn `Atâ Allâh pose des problèmes de raison, notamment, des emprunts textuels aux Fawa'ih al-jamal sur lesquels Fritz Meier a attiré l'attention( op. cit., pp. 249-250). Reste que cet ouvrage est, chez les Shadhilites, homologué par une longue tradition comme un classique de l'ordre. Pour les références à la rabita chez Sha'rani (qui toutefois n'emploie pas le mot) voir par exemple sa risala fi talqin al-dhikr (ms. Coll. Riyad Malih, f. 3a) où il en parle comme d'une des règles les plus solidement établies chez les mashayikh, ou ses Anwar qudsiyya, le Caire 1962, I, p.36. Le classement de Sha'rani parmi les auteurs shadhilites est une simplification commode à nuancer en tenant compte des remarques de Michael Winter, Society and Religion in ottoman Egypt, London, 1982, p. 93.

 

(25) Il s'agit du Kitab al `uqud al zabarjadiyya fi silsilat al-naqshanbandiyya de Huseyn b. Muhammad al-Mimi Al-Basri, texte écrit en 1150/1737-39 (Ms. Coll. Riyad al-Malih ayant appartenu au Shaykh Muhammad al-Khani, f. 37b)

 

(26) Ahmad b. Muhammad al-Dardir, tuhfat al-ikhwani fi adab al-tariq, Le Caire, s.d p.9 La traduction de ce texte donnée par E.Bennerth (« La Khalwatiyya en Egypte » in MIDEO, 8, 1964-1966, p.29) : « Il doit rechercher la présence de son shaykh « ne rend pas compte du sens technique bien précis du verbe employé par l'auteur (yastahdira). Il s'agit ici de « rendre présent » le shaykh par un acte de concentration dirigée.

 

(27) Isma'il b. Muhammad Sa'id al-Qadiri, al-fuyudat al-rabbaniyya fi l'ma'athir wa l-awrad al qadiriyya, Le Cairre, 1353 h., p.26.

 

(28) Cf. entre autres, les notices relatives aux Junaydiyya et aux Uwaysiyya.

 

(Michel Chodkiewicz, Quelques aspects des techniques spirituelles dans la Tariqa Naqshbandiyya, (texte intégral))

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