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La tradition islamique est, en tant que « sceau de la Prophétie », la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle humain actuel. Les formes traditionnelles qui ont précédé la forme islamique (Hindouisme, Taoïsme, Judaïsme, Christianisme,…) sont, dans leurs formulations régulières et orthodoxes, des reflets de la Lumière totale de l’Esprit-universel qui désigne Er-Rûh el-mohammediyah, le principe de la prophétie, salawâtu-Llâh wa salâmu-Hu ‘alayh.

Tawajjuh, rabita et nisba dans la Tariqa Naqshbandiyya 4/5

Sur ce point encore la Naqshabandiyah se singularise surtout en faisant de la pratique de la râbita al-shaykh, qui ailleurs apparaît comme une règle d'excellence ou un moyen préliminaire propre à faciliter le dhikr, un tariq mustaqill, une voie autonome conduisant par elle-même à la réalisation spirituelle (29). Certains maîtres vont même jusqu'à considérer que la rabita est supérieur au dhikr. Voici à cet égard un texte caractéristiques : « la râbita consiste pour le murid, à rendre présente l'image de son shaykh parfait, celui dont il est attesté qu'il a atteint la station de l'annihilation (fana) et de la permanence (baqa) parfaites, et à puiser à la source de sa forme spirituelle (ruhaniyya) et de ses lumières. Elle a des effets plus puissants encore que le dhikr pour obtenir l'arrachement extatique (jadhba) et l'ascension du novice vers les degrés de la perfections » (30). Mawlâna Khâlid, sans être aussi catégorique, déclare pour sa part : « elle est un des plus importants moyens pour atteindre le but après l'attachement rigoureux au Livre et à la Sunna. Certains des maîtres se sont même limités à elle dans leur progression spirituelle et la direction de leurs disciples tandis que d'autres ordonnaient d'autres pratiques tout en déclarant explicitement qu'elle était la voie la plus directe pour parvenir à l'extinction dans le shaykh (al-fana fi l-shaykh), laquelle est le prélude à l'extinction en Dieu (al fana fi-Llah). (31)

 

Les descriptions de la râbitat al-shaykh sont toutes à peu près identiques : « C'est le face-à-face (muqabala) du cœur du murid et de celui de son maître et le fait de conserver son image présente dans la faculté imaginative même lorsqu'il est absent » (32). Tu installeras fermement et conserveras l'image de ton shaykh dans ta faculté imaginative, qu'il soit absent ou présent ; oui par cette faculté, tu projetteras l'image du shaykh au centre de ton cœur » (33). Ces phrases, extraites d'ouvrages écrits par un auteur de la fin du 19e siècle, ne diffèrent guère de celles qu'on trouve dans les textes des siècles précédents. Puis-je rappeler ici que le langage que nous trouvons ici sous la plume de musulmans a son exact équivalent chrétien ? Parlant de son « Maître » invisible, Sain Félix, Paulin de Nole, au quatrième siècle, déclare : Videbo corde, mente complectar pia, ubique proesentem mihi. (34)

 

J'emprunterai des indications plus précises, mais conformes en tous points, elles aussi, au modèle traditionnel, à un document qu'un maître naqshbandî kurde, le shaykh `Uthmân Siraj al-Dîn al-Thânî, a distribué à ses disciples lors de son passage à Paris en novembre 1982 (35) : « s'adonner à la râbitat al-shaykh, consiste à placer devant toi (par l'imagination) son image en croyant fermement que la forme spirituelle (ruhaniyya) du Prophète est présente dans la partie supérieure de sa poitrine et que les grâces et les lumières divines qui descendent sur le cœur du Prophète retombent sur le cœur de ton shaykh. Tu ouvriras donc ton cœur à la façon d'un réceptacle orienté vers le cœur de ton shaykh (…) Tu demeureras ainsi entre un quart d'heure et une demi-heure, ou davantage selon tes possibilités (…) » Suivent les recommandations habituelles : « au sortir de cet exercice, ne pas faire de mouvements précipités, ne pas boire de boissons fraîches qui « éteignent la chaleur du cœur ». L'auteur insiste ensuite sur le fait que la râbitat al-shaykh doit progressivement devenir permanente, « que l'on soit en mouvement ou au repos, de joue ou de nuit, debout ou assis ». Un peu plus loin, il donne des précisions successives : dans la première, on perçoit la forme du shaykh devant soi ; dans la deuxième au-dessus de l'épaule droite ; dans la troisième au-dessus de la tête ; dans la quatrième enfin elle apparaît dans le cœur.

 

Tout énoncé relatif à la râbita renvoie, implicitement ou explicitement, au thème de la haqiqa muhammadiyya comme source ultime « des grâces et des lumières ». Sans aborder ici un problème qui nous conduirait à exposer en détail les relations entre walaya et nubuwwa (36) on peut déjà prévoir que les formulations du rôle du maitre – celui d'un miroir où le disciple contemple le reflet de la Réalité muhammadienne, notion elle-même forte suspecte aux yeux des qaha' – paraîtront inquiétantes aux `ulama al-zahir. N'y a-t-il pas, en dernier ressort, identification pure et simple du shaykh au Prophète ? Le maître Naqshabandi n'est-il pas un mutanabbi ? Mais il y a plus grave. Employant une image expressive et constamment reprise après lui, `Ubaydallah Ahrar, traitant de râbita, dit que le shaykh doit être une qibla pour son disciple. (37) N'y a-t-il pas une forme d'idolâtrie ? Sirhindi déclare : « Si l'image du murshid survient spontanément pendant le dhikr, il faut la conduire jusqu'au cœur et s'adonner au dhikr tout en préservant cette image dans le cœur. » (38) Associer l'invocation du Nom de Dieu et l'image d'une créature, n'est-ce pas là du shirk pur et simple? (39) Enfin comment trouver, dans le Coran ou la Sunna, une justification à l'usage périlleux de cette faculté turbulente qu'est le khayal ? (40)

 

(29) Voir par exemple un propos de `Ubayd Allah Ahrar rapporté dans Rashahat II, 500 ; pour des textes plus récents sur ce sujet cf. al-haqiqa al-nadiyya, p87 (Wa hiya tariq mustaqill li l-wusul) ; Muhammad Amin al-Kurdi (ob. 1332/1914), Kitab tanwir al-qulub, Le Caire, 1377/1957, p.517.

 

(30) `Abdal-Majid b. Muhammad al-Khani, al-hada'iq al wardiyya fi haqa'iq ajilla' al-naqshabandiyya, Damas, 1308 h. p. 295.

 

(31) Risala du Shaykh Khâlid reproduite par `Abd al-Majid al-Khani, Al-hada'iq al-wardiyya, p.295.

 

(32) Muhammad Amin al-Kurdi, Tanwir, p.512 (règle n°9).

 

(33) Muhammad Amin al-Kurdi, al-mawahib al sarmadiyya, Le Caire, 1329, p.313.

 

Pratiquement tous les ouvrages d'auteurs naqshabandis traitent de la rabita. Pour ne pas allonger démesurément ces notes, nous n'y faisons mention que de ceux auxquels nous nous référons de façon précise. On trouvera une bibliographie plus étendue dans le précieux article de H. Algar, ` Bibliographical Notes on the Naqshabandi tariqat », in Essays in Islamic Philosophy and Science, ed. G. Hourani, Albany, 1975, pp. 254-259, et dans la thèse de 3e cycle de Halkawt Hakim, La confrérie des Naqshabandis au Kurdistan au XIXe siècle (Université paris IV, juin 1983), pp. 287-311. Signalons plus particulièrement cependant, en relation avec le sujet traité ici, le Ruh al-hidaya wa l-irfan fi sirr al rabita wa l-tawajjuh wa khtam al-khwajagan de Muhammed As'ad Sahib Zadeh (cf. note 8), Le caire, 1983 ; le Tuhfat al-ahbab fi suluk ala Tuhafat al `ushshaq fi ithbat al-rabita de Ibrahim Fasih al-Haydari, Istambul, 1293 h.

 

(34) Voir par exemple la fameuse Tajiyya de Taj al-Din b. Zakariyya al-Rumi (ob. 1050/1640) et son commentaire par Nabulsi (ob. 1143/1731), Ms Zahiriyya 1555, f 5b., l'une et l'autre souvent copiées, entre autres dans le Kitab al'uqud al zabardiyya déjà cité (f. 72a) ; sur la rabita dans ce dernier ouvrage, voir ff. 53 s. la citation de Paulin de Nole est reprise de Peter Brown, la société et le sacré dan l'Antiquité tardive, Paris, 1985, pp. 22-23.

 

(35) Né en 1896, le Shaykh `Uthman a succédé à son père en 1948. Pour une biographie détaillée (très polémique) voir Halkawt Hakim, op. cit., pp. 236-251. Le titre du document cité ici est talqin adab al-tariqa al-aliyya al naqshabandiyya li l-mubtadi'in.

 

(36) Sur lequel nous renvoyons à notre ouvrage Le sceau des saints, prophéties et sainteté dans la doctrine d'Ibn `Arabi, Paris, Gallimard, 1986.

 

(37) Rashahât, II, 500.

 

(38) Sirhindi, Maktubat, lettre n°191.

 

(39) Les polémiques contre l « `idolâtrie des maîtres spirituels », si elles trouvent un prétexte favorable dans les formulations relatives à la rabita, sont bien entendu très courantes dans les écrits des adversaires du Tasawwuf et antérieures à la diffusion de la Naqshbandiyya. L'essentiel des arguments utilisés par la suite se trouve déjà chez Ibn Taymiyya (728/1328), par exemple dans Al-farq bayna awliya' al-Rahman wa awliya al-shaytan, in Majmu' fatawa shaykh al islam Ahmad b. Taymiyya, Riyad, 1340-1382, vol. XI, 156-311. Voir aussi, ibid., 511-514. Sur les critiques analogues, à l'époque contemporaine, du Tafsir al-manar voir le chapître VII de J.Jomier, le commentaire coranique du Manar, Paris, 1954, qui donne les références les plus importantes.

 

(40) Si les appuis scripturaires et les précédents traditionnels sont fournis avec abondance, on va le voir, dans les réponses des auteurs Naqshabandis aux critiques, les justifications doctrinales du recours au khayal restent le plus souvent sous-entendues. C'est, sur ce point aussi, dans l'enseignement d'Ibn `Arabi que l'on trouve l'exposé le plus cohérent et le plus influent sur les développements ultérieurs du soufisme ; voir Henry Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn `Arabi, Paris 1958, pp 161-183. On trouvera d'autres textes caractéristiques dans les Textes choisis des Futuhat dont nous préparons la traduction avec une équipe de chercheurs français et américain.

 

(Michel Chodkiewicz, Quelques aspects des techniques spirituelles dans la Tariqa Naqshbandiyya, (texte intégral))

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